La caste des laboureurs
Une bourgeoisie rurale sous l'ancien régime
Comme je l'écris dans un précédent chapitre, Etienne Cerisier et Elisa Piot, les grands-parents maternels de mon arrière-grand-mère, sont cousins. L’étude de leur généalogie berrichonne commune permet de s’intéresser au monde rural d’ancien régime et plus particulièrement à la classe moyenne de l’époque et à l’organisation judiciaire et sociale complexe du royaume, dans une France du Nord de la Loire quadrillée par les bailliages, circonscriptions administratives, financières et surtout judiciaires [1].
Car la justice est très présente dans la vie de nos ancêtres et constitue un instrument d’élévation sociale, les plus riches paysans et artisans étant aussi officiers et auxiliaires de justice royale ou seigneuriale (juges, procureurs, greffiers, huissiers, sergents, etc.). La noblesse de robe, c’est-à-dire l’essentiel de la noblesse française d’aujourd’hui, est issue de cette « bourgeoisie rurale » ou « bourgeoisie d’offices », classe moyenne supérieure instruite.
Comme l’écrasante majorité de la population française de l’époque, nos ancêtres sont pour la plupart cultivateurs ou plus exactement des laboureurs. Dans le monde très codifié d’ancien régime, le terme de laboureur désigne le paysan qui exploite ses propres terres, possède les outils de labour et se trouve au sommet de la pyramide sociale du village. C’est un statut social plus qu’un métier. Plus ou moins riches selon les régions, les laboureurs forment une véritable caste et se marient entre eux, espérant ainsi maintenir ou accroître leur fortune.
Un moyen efficace d’enrichissement est alors le fermage, c’est-à-dire la prise à bail des terres seigneuriales non fieffées [2] et souvent la perception des revenus fiscaux associés. Le fermier, que l’on surnomme péjorativement « coq de village », est le plus riche des laboureurs ; il gère le domaine seigneurial à la place du seigneur souvent absent, habite la ferme seigneuriale voire même parfois le château, met en valeur les terres de la seigneurie, signe les baux et perçoit la plupart du temps à son profit les impôts et taxes diverses qui y sont attachés. Il est alors appelé receveur dans certaines régions (dans l’Oise et en Ile-de-France par exemple). On parle de fermier de seigneurie dans le centre de la France.
Qu’il n’ait pris à ferme que les droits fiscaux ou qu’il gère aussi les terres seigneuriales, le receveur tient la comptabilité de la seigneurie et à Lévis-Saint-Nom, où j’habite, village des Yvelines qui se trouvait en Hurepoix, l’ancienne ferme du receveur s’appelle aujourd’hui encore « la Recette »…
Le seigneur conserve les droits de justice et de chasse, qui ne sont cependant pas les plus enviables, car la collecte des droits fiscaux permet parfois au fermier d’atteindre un niveau de vie similaire voire supérieur à celui d’un petit seigneur et il n’est pas rare qu’il finisse par racheter la seigneurie quand l’opportunité se présente.
L’exemple de la famille Durand de Grossouvre, dont un membre fut un célèbre conseiller de François Mitterrand, illustre bien ce phénomène. Les terres de Grossouvre en bourbonnais sont acquises en 1785 par un dénommé Jean-François Durand, procureur et notaire royal, qui avait affermé la seigneurie depuis 1779. De fermier de seigneurie, il devient ainsi seigneur et accole abusivement à son nom celui de Grossouvre. Ce n’est pourtant qu’en 1865, par décret du 28 décembre, que la famille est légalement autorisée à porter ce patronyme, sans reconnaissance de noblesse.
Si j’osais une comparaison avec le monde moderne, je dirais que le seigneur est le président et principal actionnaire de l’entreprise agricole qu’est la seigneurie et le fermier receveur, son directeur. Il est d’ailleurs fréquent que le seigneur, une fois le bail arrivé à échéance et la remise en valeur du domaine achevée, remette la ferme en concurrence par une adjudication au plus offrant. Le fermier en place accepte alors d’augmenter son loyer ou cède sa place. La recherche d’une stabilité réciproque entre le propriétaire et le fermier encourage cependant souvent le maintien.
Le laboureur exploite et transmet ses terres, bien qu’il n’en ait pas à proprement parler la propriété [3]. Cette dernière fut d’ailleurs l’une des principales revendications des révolutionnaires, le Directoire ayant même choisi pour devise « Liberté, Egalité, Propriété ». Il est donc attaché à ses terres, mais ne les cultive pourtant pas toujours lui-même, en particulier s’il a acquis le statut de fermier ou receveur et qu’il peut alors faire du commerce sans travailler de ses propres mains.
Car à l’instar des riches artisans (drapiers, tanneurs, métallurgistes, etc.), le fermier est aussi marchand (marchand de céréales, de bétail, de bois, de vin, cabaretier, hôtelier, etc.) et il peut être un véritable entrepreneur salariant de très nombreux ouvriers agricoles. Cet enrichissement l’amène en général à réinvestir son argent dans l’acquisition d’un ou de plusieurs offices de finance ou de judicature, voire de terres seigneuriales (cf. supra sur la famille Durand de Grossouvre).
Les propriétaires d’offices – les officiers – occupent des fonctions aux responsabilités et au prestige très hétéroclites. Les fermiers, qui ont les moyens d’instruire leurs fils, dont certains étudient à l’université, accaparent la plupart du temps les offices de bailli (juge), de notaire royal ou de procureur fiscal.
Ces receveurs ou fermiers de seigneurie qui prennent à ferme une partie ou l’ensemble des droits seigneuriaux et occupent les places de confiance, ont une domesticité importante et des relations souvent conflictuelles avec le reste de la population villageoise. Les cahiers de doléances de 1789 sont nombreux à dénoncer leur dureté et dans son discours à la tribune de l’Assemblée Nationale le 4 août, le duc d’Aiguillon, chargé par le roi de relayer les doléances lors des états-généraux, affirme que les propriétaires des terres seigneuriales ne sont que bien rarement coupables des excès dont se plaignent leurs vassaux, mais que leurs gens d’affaires sont sans pitié. Beaucoup de villageois ne connaissent en effet leur seigneur que par fermier receveur interposé, à qui ils paient leurs impôts seigneuriaux.
Dans un ouvrage de 1990 sur le monde rural d’ancien régime [4], il est écrit que « certaines familles, par le jeu de ces baux à ferme, des charges de receveur de la seigneurie et de procureur fiscal, pouvaient acquérir localement une grande importance. Ces laboureurs (étaient) de véritables capitalistes ruraux liés les uns aux autres par de solides liens familiaux ».

Illustration de la fable de Jean de La Fontaine, Le laboureur et ses enfants
Gravure du XVIIIe siècle
Cette classe sociale moyenne supérieure se voit attribuer des qualificatifs honorifiques tels que honneste homme ou honneste femme, prudent homme ou honorable homme. J'ignore s'il existe une hiérarchie entre ces appellations qui désignent en tout cas toujours un riche marchand et/ou officier ayant accédé au statut de notable connu et reconnu. Certains sont aussi parfois appelés messire, leur épouse est dame et leurs filles damoiselles. Ils se distinguent ainsi des plus modestes et affichent aussi leur réussite par des usages vestimentaires marqués, en particulier les jours de fête.
Mais qu’ils soient receveur, juge ou bailli, lieutenant de justice, procureur fiscal, avocat, procureur, greffier, huissier royal ou sergent [5], nos ancêtres sont avant tout marchands cultivateurs ou membres d’une corporation d’artisans. Ils sont officiers et auxiliaires de finance et de justice à part entière, mais il ne s’agit pas là de leur profession à proprement parler. Ils recherchent dans ces fonctions, revenus complémentaires et honneurs.
Il ne faut cependant pas croire que l’argent suffise à obtenir un office car tous doivent aussi apporter la preuve de leur légitimité et s’ils ne possèdent pas forcément un diplôme universitaire – certains d’entre eux seulement étudient à l’université – ils sont en tout cas tenus de savoir lire et écrire et avoir d’abord été commis plusieurs années au sein d’une étude.
Les plus riches artisans, marchands et fermiers visent les offices royaux les plus prestigieux. Des revenus et des honneurs y sont attachés et, dans tous les cas, être propriétaire d’un office représente une élévation sociale pouvant mener jusqu’à l’anoblissement. Pour ce faire, il faut acquérir soit un office royal héréditaire qui confère la noblesse après plusieurs générations, en général trois, soit un office suffisamment prestigieux pour conférer immédiatement la noblesse. Il s’agit souvent de magistrats des parlements de province, les plus importantes juridictions du royaume, ou de hautes fonctions attachées au roi. C’est ce que l’on appelle communément le système de vénalité des offices ou vénalité des charges.
Certains riches fermiers, receveurs et marchands, peuvent aussi usurper la noblesse en acquérant une seigneurie, c’est-à-dire un fief auquel sont attachés des droits seigneuriaux et notamment de justice. L’acquisition d’une seigneurie n’est pourtant plus synonyme d’anoblissement depuis l’ordonnance de Blois de 1579, mais beaucoup ignorent volontairement cette règle.
De simples notables ruraux accédèrent ainsi avec persévérance à ce que l’on appelle la noblesse « de robe » (propriétaires d’offices anoblissants) ou usurpèrent peu à peu la noblesse en s’octroyant le nom du fief acquis. Il existait aussi une noblesse dite « de cloche » pour les officiers municipaux des grandes villes. Ces trois catégories constituent la grande majorité de la noblesse ou prétendue noblesse française d’aujourd’hui.
Bien qu’issus de ce même terreau social, nos ancêtres n’acquirent jamais ni offices royaux anoblissants ni fiefs nobles. Ils appartenaient à une classe moyenne caractéristique de l’ancien régime, que l’on qualifie parfois de bourgeoisie d’offices, ou bourgeoisie rurale, instruite mais sans prestige. Les révolutionnaires Robespierre, Danton, Desmoulins et Saint-Just en étaient issus. Leurs généalogies présentent d’ailleurs de fortes similitudes avec la nôtre.
Robespierre était le fruit d’alliances entre gens de droit et marchands, à l’image de la famille Jacquard, dont nous descendons et dont je parle au chapitre suivant. Son père et son grand-père, tous deux avocats, avaient épousé, le premier, une fille de brasseur et le deuxième, une fille d’aubergiste. A l’instar de nos ancêtres, ceux de Robespierre étaient marchands, greffiers, procureurs, notaires, etc.
Quant à Danton, sa généalogie est encore plus proche de la nôtre en ce qu’elle est complètement rurale, alors que les Robespierre étaient devenus de distingués citadins depuis deux générations à la naissance de Maximilien. Le père de Danton était procureur de campagne et son grand-père huissier royal, charges que l’on retrouve dans les chapitres qui suivent et notamment chez les Goutelle et les Desbordes.
Desmoulins était le fils d’un officier de justice et descendait, par sa mère, de fermiers-receveurs, comme nombre de nos ancêtres en Berry et en Hurepoix, alliés à de petits seigneurs de Picardie, à l’instar de nos aïeux du Beauvaisis.
Saint-Just, enfin, appartenait à une famille fraichement anoblie, mais son grand-père était fermier-receveur et officier de justice seigneuriale.
La différence entre ces célèbres révolutionnaires et nos ancêtres est que ces derniers s’étaient appauvris dans le courant du XVIIIe siècle et n’avaient donc plus les mêmes prétentions à la veille de la Révolution. Les Robespierre, les Danton, les Desmoulins et les Saint-Just avaient su maintenir leur position privilégiée et ainsi pu saisir l’opportunité de prendre le pouvoir à un moment propice de l’Histoire.
En fait, les révolutionnaires de 1789 étaient, pour la plupart, issus de cette bourgeoisie non encore triomphante, qui s’évertuait à vivre noblement et aspirait au pouvoir. Les Danton et, plus ouvertement encore, les Robespierre considéraient avoir accédé à la noblesse, de fait, et Georges n’hésita d’ailleurs pas à ajouter une particule à son patronyme, se faisant appeler d’Anton lorsqu’il arriva à Paris. N’obtenant cependant pas les privilèges qui étaient associés à cet état, ils contestèrent le système pour parvenir à leurs fins.
Paradoxalement, la Révolution de 1789 mit ainsi un terme à ce système d’ascension sociale très structurant mais finalement trop hermétique. Puis vint la révolution industrielle qui offrit aux citadins la possibilité d’un enrichissement parfois dantesque, laissant pour compte le monde rural.
Nos ancêtres vivaient à la frontière du Berry et du Bourbonnais, fiefs historiques des Bourbon (voir chapitre suivant).
[1] A quelques exceptions près (la Normandie notamment), on parle plutôt de bailliage dans la partie Nord de la France et de sénéchaussée dans le Sud. Il existait alors une myriade de petits bailliages et un enchevêtrement de plusieurs strates juridictionnelles héritées de l’époque féodale, dont les contours étaient parfois flous mais qui étaient grossièrement scindées en deux types de juridictions : les juridictions seigneuriales et les juridictions royales
[2] cf. chapitre sur les Vaudremer, vassaux de l’abbaye de Froidmont
[3] Voir sur ce point le chapitre sur les ancêtres du Beauvaisis
[4] Paris et l'Ile de France au temps des paysans (XVIe - XVIIe siècles) de Jean Jacquart, Paris 1990, Editions de la Sorbonne
[5] Voir lexique
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