Les laboureurs du Sud de Paris, entre richesse et tourmente

Familles Lanoullier, Crécy, Bouhourt, Gono, Leduc, Pachot

 

Introduction : le Hurepoix

 

Nos ancêtres franciliens vivent en Hurepoix, vaste région frontalière de Paris, au Sud. Ils habitent les villages d’Arcueil, Cachan, Chevilly (aujourd’hui Chevilly-Larue), Lay (aujourd’hui L’Haÿ-les-roses), Ivry, Orly, Saulx-les-Chartreux, Paray (aujourd’hui Paray-vieille-Poste) Wissous, Rungis, Mons (aujourd’hui Athis-Mons) ou encore Morangis et ne tiennent pas tous leurs terres du même seigneur : le seigneur d’Arcueil est d’abord le prieuré de Saint-Denys de l’Estrée, c’est-à-dire l’abbaye de Saint-Denis, puis divers seigneurs laïcs à partir du XVIIe siècle. Le seigneur de Cachan est l’abbé de la riche et puissante abbaye royale de Saint-Germain-des-Prés, qui tire des revenus de ses vignes. Le seigneur de Chevilly, L’Haÿ-les-Roses, Orly ou encore Mons, est le très prestigieux chapitre de Notre-Dame de Paris, qui possède de vastes terres dans la région.

 

Le Hurepoix (frontières en bleu/vert)

 

 

 

A l’instar de ceux du Berry, nos ancêtres franciliens appartiennent à la bourgeoisie rurale et sont instruits. Riches marchands et receveurs de seigneurie, ils exercent parfois, eux aussi, des fonctions judiciaires (procureurs fiscaux, huissiers, greffiers). Relevant de la prévôté et vicomté de Paris, ils appliquent la coutume de Paris.

Dans un essai de 1955 intitulé : « Une classe rurale puissante au XVIIe siècle : les laboureurs au Sud de Paris », duquel j’ai tiré le titre du sous-chapitre suivant, l’historien Marc Venard écrit à propos de ces notables ruraux :

« En fait, la culture n’a jamais été la seule source de revenus des laboureurs : nous les voyons, en même temps, receveurs de droits seigneuriaux, fermiers de dîmes, procureurs fiscaux (…) Quand on cherche à pénétrer les relations sociales de ces campagnes, on rencontre ainsi de véritables dynasties rurales appuyées sur des réseaux de cousinages aussi forts que ceux de la bourgeoisie où ils aboutissent finalement à plus d’une reprise ».

C’est là la description de nos ancêtres franciliens, dont certains sont d’ailleurs cités dans l’essai, les Crécy et les Lanoullier, sur lesquels je reviens dans le sous-chapitre qui suit.

Dans un autre ouvrage sur le monde rural d’ancien régime, déjà cité dans un précédent chapitre [1], il est écrit que « certaines familles, par le jeu de ces baux à ferme, des charges de receveur de la seigneurie et de procureur fiscal [2], pouvaient acquérir localement une grande importance. Ces laboureurs (étaient) de véritables capitalistes ruraux liés les uns aux autres par de solides liens familiaux ». L’ouvrage cite pour exemple la dynastie des Gono, procureurs fiscaux de Louans (aujourd’hui Morangis) et receveurs de Paray et de Mons, lesquels étaient alliés au Bouhourt, nos ancêtres, receveurs d’Ivry et d’Orly. J'y reviendrai également. 

Si le XVIIe siècle est faste pour nos ancêtres du Hurepoix, il est aussi le siècle de la Fronde, qui dévastera les campagnes parisiennes. Le déclin arrive avec le XVIIIe siècle et se confirme au moment de la crise qui précède la Révolution de 1789. Le Hurepoix disparaît et avec lui, un mode de vie.

 

Les receveurs du Hurepoix : une classe rurale puissante au XVIIe siècle

 

Comme je l’écris à propos de nos ancêtres du Berry, la France est, sous l’ancien régime, rurale à plus de 80%. Mais au sein de cette population largement majoritaire et donc forcément hétéroclyte, tous n’ont pas le même niveau de vie et certaines familles de laboureurs, propriétaires de terres, forment une élite qui achète des charges locales de finance ou de judicature leur permettant de gérer la seigneurie en lieu et place du seigneur. Bien que n’ayant pas la prestige de la noblesse et de la bourgeoisie des grandes villes – certains y accèdent cependant – ces familles forment une sorte d’aristocratie rurale endogame, veillant à conserver sa place privilégiée par la mise en œuvre de stratégies matrimoniales systématiques.  

Magdelaine Pachot et Louis Le duc appartiennent à cette classe sociale puissante de la ruralité. Ils se marient en l’église Saint-Denys d’Arcueil le 6 juillet 1677 au milieu de leurs parents venus d’autres villages du Hurepoix.  

Magdelaine est originaire de L’Haÿ, où elle est baptisée le 9 mars 1655. Elle est la fille de Sainte Bouttemotte, née à Wissous en 1622, et d’Innocent Pachot, « honorable homme » né vers 1620, d’abord substitut du procureur de la prévôté de Chevilly, L’Haÿ et Bourg-la-Reine, puis marchand et receveur de la terre et seigneurie de Cachan [2].

Cette prévôté est le tribunal seigneurial du chapitre de Notre-Dame de Paris, appliquant la coutume de Paris et soumise en appel aux décisions de la prévôté de Paris, juridiction royale. C’est une prévôté importante, dans laquelle le procureur fiscal doit être assisté d’un substitut.

Sainte est la fille de Claude Bouttemotte, issu d’une respectable famille francilienne essentiellement implantée à Sceaux [3], et de Marguerite De la Noüe, originaire de Wissous.

Je reviendrai plus tard sur la famille de Magdelaine, mais son ascendance m’est largement inconnue, contrairement à celle de Louis.

Louis Le duc est marchand vigneron à Chevilly. Il y a été baptisé le 3 juin 1655. Il est le fils d’Estienne Le duc, laboureur et huissier royal [4], né en 1626 et baptisé en l’église Sainte-Colombe de Chevilly le 3 septembre de la même année, et de Marie Bouhourt, baptisée le 25 mars 1629 dans l’église de Saulx-les-Chartreux, issue d’une famille distinguée dont je parle plus loin.

Le mariage de Magdelaine et Louis est un mariage d’intérêt entre la fille d’un receveur et le fils d’un notable du village voisin, huissier de justice royale. Un contrat de mariage est donc préalablement conclu devant notaire, inscrit au registre des insinuations du Châtelet de Paris. Charles Pachot, le frère de Magdelaine, participe à l’enregistrement de ce contrat. A 24 ans, il est déjà greffier tabellion en la prévôté et châtellenie de Cachan, preuve de l’aisance financière de la famille Pachot. Il décèdera malheureusement un an plus tard, le 29 juillet 1678, trois jours avant leur sœur, Marie, âgée de 22 ans, l’un et l’autre ayant probablement succombé à une même maladie.

Le contrat prévoit que Louis apporte une maison dans la grande rue de Chevilly et des terres reçues de sa grand-mère par donation. Il s’agit de sa grand-mère paternelle, Catherine De la Barre, née en 1592. Elle a 85 ans le jour du mariage de son petit-fils, veuve de Louis Le duc, vigneron décédé à Chevilly le 17 mars 1670 et inhumé dans l’église de Sainte-Colombe. Elle y sera également inhumée le 3 octobre 1679, à l’âge avancé pour l’époque de 87 ans.

Le couple formé par Catherine De la Barre et Louis Le duc est aisé et quelques années auparavant, en 1662, voyant leurs derniers jours approcher et souhaitant une inhumation digne de leur rang, Louis et Catherine avaient fait donation à l’œuvre et fabrique de Sainte-Colombe de Chevilly [5] de vignes aux terroirs de Chevilly et de l’Hay. Cette belle donation fut également inscrite au registre des insinuations du Châtelet de Paris.

Cette pratique était alors courante. Les seigneurs et grands seigneurs faisaient don de plus ou moins vastes terres aux abbayes, aux couvents ou aux œuvres hospitalières et les plus modestes, mais néanmoins riches paysans ou bourgeois, donnaient de l’argent ou des terres au conseil de fabrique pour s’assurer une inhumation dans l’église et donc une bonne place au paradis. Cela se faisait d’ailleurs encore fréquemment au XXe siècle, les notables affichant ainsi leur piété et leur position sociale. Mon arrière-grand-mère elle-même donnait beaucoup d’argent aux Orphelins apprentis d’Auteuil et aux églises de Muids et de Saint-Georges-de-Didonne où se trouvaient ses résidences secondaires.  

Le village de Chevilly appartient alors aux chanoines du chapitre de Notre-Dame de Paris et dépend judiciairement de la prévôté de Chevilly, L’Haÿ et Bourg-la-Reine, qui dépend elle-même de la prévôté et vicomté de Paris. A ce titre, les habitants de Chevilly sont invités en 1588 à participer à l’élection du député de Paris qui représentera le Tiers-Etat aux états généraux réunis par Henri III sur fond de guerres de religion. Ces états généraux se dérouleront à Blois entre octobre 1588 et janvier 1589 et seront marqués par l’assassinat du duc de Guise.

Un parent de Catherine De la Barre, Claude De la Barre, peut-être son oncle, son père ou son grand-père, est l’un des deux électeurs de Chevilly qui participent le 13 août 1588 à l’élection, laquelle se tient en assemblée dans la grande salle épiscopale de l’évêché de Paris [6]. Claude De la Barre vote pour le prévôt des marchands, Michel Marteau, sieur de la Chapelle, qui sera élu et présidera le tiers état à Blois. Ce vote n’est pas anodin car le prévôt des marchands est le candidat de la Ligue, situant Chevilly du côté du parti catholique contre le parti protestant.  

 

Côté maternel, les grands-parents de Louis Le duc, Pierre Bouhourt et Françoise Crécy (ou Cressy) vivent plus au Sud, dans l’actuel département de l’Essonne. Ils appartiennent à une bourgeoisie rurale privilégiée, alliée à des familles de « gentilshommes servants », nobles composant la domesticité du roi. Pierre et Françoise se marient le 4 juin 1628 à Saulx-les-Chartreux, le village d’origine de Françoise, Pierre étant, quant à lui, originaire d’Orly. Ils s’installeront plus tard à Paray (aujourd’hui Paray-Vieille-Poste), entre Orly et Mons.

Pierre Bouhourt est le fils de Perrette Bouquet et Mathieu Bouhourt (ou Bouhour), receveur en partie de la terre et seigneurie d’Orly, qu’il a prise à ferme en 1602 auprès des chanoines du chapitre de Notre-Dame de Paris [7]. Mathieu est né vers 1570, peut-être à Ivry, où les Bouhourt étaient receveurs entre 1511 et 1549 et où l’on trouve un Anthoine Bouhour, électeur du député de Paris en 1588. Perrette et lui ont de nombreux enfants ; l’aînée, baptisée le 6 mai 1596 dans l’église d’Orly, s’appelle Espérance. Leur fils Pierre, notre ancêtre, y est baptisé le 9 avril 1602.

Les Bouhourt d’Orly sont étroitement liés à une autre famille de riches laboureurs : les Gono, qui habitent le village voisin de Paray. Matthieu Bouhourt, receveur d'Orly, va ainsi marier ses deux filles aux fils de Jehan Gono, receveur de Paray : Jehanne épouse Louis et Marie épouse René. 

  • Jehanne Bouhourt, la fille aînée de Mathieu Bouhourt, est née en 1597 et demeure, comme son frère Pierre, à Paray, où son époux Louis Gono, qu’elle a épousé à Orly en 1618, est receveur de la seigneurie. Habitant le même village, Jehanne et son frère Pierre sont proches et leurs enfants respectifs grandissent ensemble. Notre ancêtre Marie Bouhourt, la fille de Pierre, choisira ainsi les enfants de sa tante Jehanne, son cousin germain Jehan Gono et sa cousine germaine Jehanne Gono, pour être le parrain et la marraine de ses enfants.

Jehan Gono est ainsi parrain en 1655 de Louis Le duc, notre ancêtre marié à Arcueil en 1677. Comme son père, Jehan est receveur de la seigneurie de Paray.

Jehanne Gono, née en 1621 à Orly, est quant à elle la marraine d’Etienne Le duc, le petit frère de Louis, baptisé à Saulx le 11 octobre 1656. Jehanne s’est alliée à la riche famille Hersan, en épousant « noble homme » Martin Hersan, gentilhomme de la maison du roi, plus précisément écuyer de la bouche du roi. La « Bouche du roy » est l’un des départements de la Maison du roi, consacré à la cuisine et au service.

Jehanne et Martin Hersan habitent la montagne Sainte-Geneviève à Paris (avant que la cour ne s’installe à Versailles) et possèdent un important domaine fermier à Wissous, village voisin d’Orly, où naissent certains de leurs enfants. Leur fils Gaspard, né vers 1650, est lui aussi au service des Bourbon.

Je parle de ce cousin issu-de-germain, d’une part parce que, comme je l’écris plus haut, la famille Hersan/Gono est très proche de nos ancêtres Le duc/Bouhourt, et d’autre part, parce que son histoire est assez exceptionnelle.

Gaspard Hersan se fiance au Louvre le 2 décembre 1680 avec Edmée Catherine Richome de Laborde, fille d’André Richome de Laborde, chevalier de l’ordre de Saint-Lazare [8]. Les fiançailles ont lieu dans la chambre de la duchesse de Richelieu, dame d’honneur de madame la dauphine et ancienne dame d’honneur de la reine Marie-Thérèse. Le mariage est célébré trois jours plus tard, le 5 décembre 1680, à Saint-Germain-en-Laye, où se trouve alors la cour. Jeanne Gono est présente et signe l’acte. Martin Hersan est peut-être malade et ne peut assister au mariage car il décède très peu de temps après.

Au moment de son mariage, Gaspard est huissier de la chambre du roi Louis XIV [9]. Quelques années plus tard, il passe au service de son petit-fils, Philippe d’Anjou, futur Felipe V d’Espagne, devenant son premier valet de garde-robe. Des liens de proximité naissent entre les deux hommes, qui ont pourtant plus de 30 ans d’écart, et Gaspard suit Philippe en Espagne en 1701, lorsque ce dernier monte sur le trône.

A la cour d’Espagne, Gaspard est toujours gentilhomme de la chambre du roi, promu à la tête de sa garde-robe. Il habille son roi à la mode française, faisant venir presque tout le linge de France et faisant réaliser ses costumes par des tailleurs parisiens de renom.

Son homologue à la cour de France est le duc de la Rochefoucauld, qui porte cependant le titre plus prestigieux de grand-maître de la garde-robe du roy Louis XIV, tandis que Gaspard n’est « que » maître de la garde-robe de Philippe V. Toutes proportions gardées, cela démontre quand même l’importance de la charge occupée par Gaspard à qui Philippe V concède d’ailleurs un titre d’hidalgo héréditaire en 1702.

Dans un ouvrage  paru en 2009 [10], est décrit le testament de Gaspard. A la lecture de cette description (cf. extrait qui suit), on mesure l’ascension sociale qui a été la sienne et la distance, pas seulement géographique, qui le sépare de ses grands-parents et de ses cousins receveurs. Car si ces derniers constituent l’élite sociale paysanne et possèdent, eux aussi, une importante domesticité, leur carde de vie n’est en rien comparable à celui de Gaspard à Madrid, qui jouit d’un luxe remarquable :

« Selon son testament, nous constatons que Hersan avait une maisonnée comprenant un secrétaire, un majordome et une gouvernante, un jardinier et son aide, un cuisinier, une blanchisseuse, un portier, deux cochers, un laquais, un garçon pâtissier et un comprador, c’est-à-dire un domestique chargé d’effectuer les achats pour le service. L’inventaire de ses biens, outre les liquidités, ne compte pas moins de vingt-quatre pages décrivant l’ensemble des meubles, tableaux, tapisseries, miroirs, rideaux, plats, linge et même les vitres de sa maison. Sont ainsi passés en revue la salle-à-manger pour dix-huit personnes, une longue galerie aux rideaux de soie verte, où figurent quelques tableaux flamands, notamment ceux de Brueghel, etc. »

Gaspard décède à Madrid en 1721.

  • Marie Bouhourt, la fille cadette de Mathieu Bouhourt, est la tante mais aussi la marraine de Marie Bouhourt, la mère de Louis Le duc ; elle a épousé René Gono (qui sera témoin au mariage de sa nièce Marie avec Estienne Le duc, à Chevilly, le 29 janvier 1651). A l’instar de son frère, de son père et de son beau-père, René Gono est receveur ; il a pris à ferme les droits fiscaux de la seigneurie de Mons auprès du chapitre de Notre-Dame de Paris, seigneur du lieu, et exploite ainsi de vastes terres.

Comme tout receveur, René Gono est au quotidien le représentant du seigneur auprès de la communauté villageoise ; les courtisans, chanoines et abbés ne se rendant que rarement dans leurs domaines, lesquels représentent essentiellement une source de revenus.

Entre 1648 et 1653, la Fronde terrorise une partie de la population française et le Sud de Paris est ravagé par les combats qui opposent les soldats du roi à l’armée des princes frondeurs. Ainsi, les 23 et 24 avril 1652, un peu plus d’un an après le mariage de sa nièce, René Gono et sa famille sont victimes de cette guerre, la ferme seigneuriale qu’ils habitent étant entièrement pillée par les soldats du Maréchal de Turenne, les obligeant à fuir avec leurs domestiques.

Un compte rendu du pillage en date du 30 décembre 1652 se trouve aux archives nationales. Il est écrit :

Enqueste des dégâts, pertes et ruynes des gens de guerre, commis en la maison et ferme du receveur de la seigneurie de Mons, René Gono :

La veille ou surveille de la saint Marc dernier, les gens de guerre dudit Mareschal de Turenne, auroient pris et vollé audit Gono : 3 voitures de chevaux allant à Paris, chargées de plusieurs meubles qui estoient dans les charettes et harnois, qu’ils menoient avecq autres choses ; et peu de temps après lesdites gens de guerre estant campés au village de Palloiseau, seroient venus audit Mons, où estant de force et viollance, auroient pillé et emporté tous les grains, meubles et vin qu’ils ont trouvé en ladite ferme, comme pareillement, en toutes les autres maisons des habitants dudit lieu. Et même ledit Gono, sa femme, famille et serviteurs furent contraincts d’absenter le logis et s’enfuire. Et les gens de guerre de l’armée des princes estant venus camper audit Mons et Ablon auroient aussy pris vollé et emporté tous les grains que ledit Gono auroit engrangés pour lors en ladite ferme ; mesme soyé, battu ou emporté ce qu’il luy estoit resté au dedans des champs. Sayt aussy que lesdits gens de guerre de ladite armée des princes auroient vollé nuictamment audit Gono son troupeau de 200 bestes a laisne, avec 3 chevaux et 1 poullain à luy restant ; et que la plupart des vignes auroient esté vendangés par les gens de guerre estant pour lors campés en villages de Villeneuve-saint-Georges et Ablon, qui ont coupé et rompu partie des septs, souches et les eschalats d’icelles…

René Gono et Marie Bouhourt ne sont pas ruinés pour autant et à son décès, Marie laisse quand même un assez beau capital à ses enfants. Dans la revue d’histoire moderne et contemporaine de 1954, on peut en effet lire :

Hormis les quelques familles de privilégiés, domiciliées le plus souvent à Paris, une aristocratie de quatre ou cinq fermiers-laboureurs, parfois receveurs de la terre et seigneurie d’Athis ou de Mons, règne sur les grandes exploitations : Marie Bouhourt, première femme de René Gono, (…) receveur de la seigneurie, laisse, à son décès, un actif de près de 15 000 livres.  

 

La famille de Françoise Crécy n’est pas en reste. Françoise, la grand-mère maternelle de Louis Le duc, est la fille d’honorable homme Olivier Crécy, greffier de la prévôté de Saulx-les-Chartreux et de Catherine Lanoullier, tous deux nés aux alentours de l’année 1580. C’est aussi une famille de laboureurs et de propriétaires terriens. Preuve en est qu’en 1633, Olivier Crécy vend des « bois et héritages » au sieur Lescombart, bourgeois de Paris qui cherche probablement à se créer un domaine dans la région [11].

Françoise Crécy a deux sœurs : Marie, qui a épousé Gilles Debrie, procureur fiscal de Saulx, et Marguerite (1609 – 1668), épouse de Jacob Thuault, notaire royal et greffier de Saulx, qui a probablement hérité la charge de greffier d’Olivier Crécy, son beau-père. Jacob est le parrain d’Etienne Le duc, le petit frère de Louis, né à Saulx en 1656.

La fille de Marguerite et Jacob, Catherine Thuault, épouse en 1665 noble Louis Du bois, garde du corps du roi Louis XIV. Les gardes du corps du roi forment une prestigieuse unité de cavalerie attachée à la Maison du Roi. Ils occupent le premier rang de la maison militaire du roi et bénéficient de privilèges de noblesse non transmissibles. Louis est d’ailleurs écuyer. Le 17 décembre 1671, un acte de donation mutuelle est inscrit au registre des insinuations du Châtelet de Paris [12]. Il est écrit :

Louis du Bois, écuyer, sous brigadier des gardes du corps du Roi et Catherine Thuault, sa femme, demeurant ordinairement à Saulx, près Longjumeau, se trouvant actuellement à Paris : donation mutuelle.

 

Je ne sais pas grand chose de la famille paternelle de Françoise Crécy, mais je pense qu'elle est implantée en Hurepoix depuis longtemps. Son père, Olivier, a deux frères : Gabriel, procureur fiscal de Saulx et Jehan, laboureur à Massy, qui a épousé la sœur de Catherine Lanoullier, Jehanne Lanoullier.

 

Il y a plus de choses à dire des Lanoullier, la famille maternelle de Françoise Crécy. Sa mère, Catherine Lanoullier, l’épouse d’Olivier Crécy, a deux sœurs : Jehanne, qui a épousé Jehan Crécy, le frère d’Olivier, et Romaine, la benjamine, née en 1596. Lorsque leur père François Lanoullier décède, c’est Olivier Crécy qui devient manifestement le chef de famille et le tuteur de Romaine, conformément au testament daté du 25 mai 1612 [13] :

Fut présent (…) honorable homme maître Olivier Crécy tant en son nom à cause de Catherine Lanoullier sa femme que comme tuteur ayant la garde naturelle de Romaine et Olivier Lanoullier aussi enfants mineurs dudit défunt François Lanoullier et encore comme faisant fort de François Lanoullier (fils majeur du défunt) laboureur à la Grange du Breuil (Epinay/Orge) en son nom et de Jehan Crécy laboureur à Massy à cause de sa femme cohéritière (Jehanne Lanoullier).

Romaine épouse quelques années plus tard Pierre Poullier, receveur de la seigneurie de Marcoussis. En 1651, en pleine Fronde, Romaine Lanoullier est veuve et prend la succession de son mari, devenant receveuse de la terre et seigneurie de Marcoussis et « honorable femme » par la même occasion. Cette situation certainement très rare pour une femme de cette époque, à plus forte raison dans le monde rural, laisse imaginer une forte personnalité.

Dans une revue intitulée « chronique du vieux Marcoussy », est reproduite une promesse d’échange de fief enregistrée devant notaire, dans laquelle Romaine est citée. Il est écrit :

Messire Pierre Mérault, vicomte hérédital de Chateaufort, seigneur de Gif, Bonnes, Mauchamp (…), maistre d’hostel de la feue dame Reyne Mère ayeulle de sa Majesté, s’est transporté au devant de la principalle porte du chasteau de Marcoussis (…) appelé Monseigneur d’Entragues (seigneur de Marcoussis) à cause de la terre et seigneurie de la Grange sur Villeconin luy appartenant (…) pour lui payer le droit de relief de cette seigneurie se montant à une année de revenus soit 300 livres (…) au mesme instant est survenue Romaine Lanoullier, veuve de Pierre Poullier receveur de la terre de Marcoussis, qui a dit n’avoir aucune puissance de recevoir les foy et hommages des vassaux, elle en advertira le seigneur de Marcoussis.

Cet épisode s’inscrit dans un contexte quasi féodal mais encore bien vivant sous l’ancien régime : tout propriétaire de fief est en effet le vassal d’un suzerain, à qui il doit hommage et paiement d’un droit de succession appelé droit de relief. Le texte nous confirme surtout que le receveur a une position privilégiée, considéré comme le bras droit et le suppléant du seigneur en l’absence de ce dernier. Romaine Lanoullier habite d’ailleurs le château, ce qu’un autre texte confirme.

En l’occurrence, la seigneurie de Marcoussis appartient à la famille de Balsac d’Entragues, de laquelle est issue la célèbre Henriette d’Entragues, maîtresse d’Henri IV. Plus attentifs aux intrigues de la cour qu’aux contingences administratives de leur seigneurie, ils laissent leurs receveurs successifs gérer le domaine en leur nom. Ainsi, en 1657, Romaine Lanoullier, toujours receveuse, est fondée de procuration de « hault et puissant messire » Léon de Balsac d’Illiers et signe elle-même les différents baux de la seigneurie. Son fils, Léon Poullier, bourgeois de Paris et filleul de Léon de Balsac d’Illiers, devient receveur de la seigneurie de Marcoussis à la mort de sa mère.

La famille aura ainsi géré la seigneurie durant plusieurs décennies.

 

Château de Marcoussis où résidait Romaine Lanoullier

Construit au début du XVI siècle, il était une importante place forte du Hurepoix

 

Dans la famille Lanoullier, on trouve enfin François Lanoullier, receveur de la seigneurie de Rungis à partir de 1639 et parrain en 1654 de Catherine Le duc, une sœur de Louis et Etienne. Il est un cousin germain de leur grand-mère, Françoise Crécy.

François a une fille qui se prénomme Catherine et qui est l’épouse de Nicolas Le Bourlier, receveur de la terre et seigneurie de Mons, successeur de René Gono et Marie Bouhourt (cf. supra). Dans un ouvrage sur la ville d’Athis-Mons [14], il est écrit que « de 1674 à 1759, les Le Bourlier gèrent la seigneurie de père en fils par baux de 9 années constamment renouvelés [15]. De 1724 à 1759, ils disposent des bâtiments de la ferme seigneuriale, de 72 ha de terres, du moulin le Roy, du droit de pêche dans l’Orge, des droits de justice et de la recette des redevances seigneuriales ». De véritables petits seigneurs en somme. Leurs descendants seront d’ailleurs les plus gros propriétaires terriens d’Athis, après le seigneur du lieu, et achèteront des charges de gentilhomme.

François Lanoullier a aussi un fils, prénommé Jean, bourgeois de Paris de la paroisse Saint-Nicolas du Chardonnet. Deux des fils de ce dernier, Nicolas et Jean Eustache, émigreront en Nouvelle France sous le nom de Lanoullier de Boisclerc, où ils mèneront une belle carrière, aidés en cela par la belle-sœur de Nicolas, Marie Madeleine Mercier, dite Madame Poitrine, nourrice du roi Louis XV, qui avait un certain poids à la Cour de France.

 

Intéressons-nous maintenant à la famille de Magdelaine Pachot.

Sous l’ancien régime, l’usage voulait que les jeunes hommes épousent des jeunes filles d’un milieu social plus élevé. Les parents recherchaient en effet une union avantageuse pour un fils, porteur du nom, et étaient moins regardants lorsqu’il s’agissait de marier une fille. Si cela est vrai pour Louis Le duc et Magdelaine Pachot, l’ascendance de cette dernière doit être particulièrement digne d’intérêt car, comme nous venons de le voir, la famille de Louis n’en manque pas. Malheureusement, je ne dispose que de maigres informations, qui se limitent au couple formé par les parents de Magdelaine : Innocent Pachot et Sainte Bouttemotte.

Avant qu’il ne devienne receveur en prenant à ferme les droits fiscaux attachés à la terre et seigneurie de Cachan, Innocent est substitut du procureur de la prévôté de Chevilly, L’Haÿ et Bourg-la-Reine, qui appartient au chapitre de Notre-Dame de Paris. Il demeure à L’Haÿ et c’est là, entre 1646 et 1662, que naissent les nombreux enfants du couple qu’il forme avec Sainte.

La famille emménage à la fin de l’année 1675 au château de Cachan, l’une des résidences secondaires favorites des abbés de Saint-Germain-des-Prés. L’importante ferme que gère Innocent lui fait face. Le château et la ferme apparaissent distinctement sur la gravure qui suit (ils seront détruits sous la Restauration), représentation de Cachan bien avant son urbanisation.

Leur fille aînée, Jehanne, vient alors de s’installer à Passy avec son époux Claude Truelle, pâtissier, qu’elle a épousé très peu de temps auparavant, le 19 février 1675. Quant à Magdelaine, notre ancêtre, elle a 20 ans en 1675 et probablement est-elle déjà fiancée à son futur époux, Louis Le duc, qui est de Chevilly, fils d’un officier de justice exerçant au sein de la même prévôté qu’Innocent Pachot.

En 1675, l’abbé de Saint-Germain-des-Prés, seigneur de Cachan (entre autres terres), est Louis César de Bourbon, bâtard de France et comte de Vexin. Il est le fils de Louis XIV et de la marquise de Montespan et n’a que quelques mois lorsque son père le nomme abbé commendataire (qui perçoit personnellement les revenus de l’abbaye). Il ne participe donc pas à la gestion de ses terres et meurt dix ans plus tard, le 10 janvier 1683. Il va sans dire qu’il ne résidera jamais au château de Cachan et qu’Innocent Pachot ne le rencontrera pas.

L’abbé commendataire précédent était l’ancien roi de Pologne Jean II Casimir Vasa qui, après son abdication en 1668, trouva exil en France où Louis XIV lui concéda l’abbaye. Un certain sieur Pachot était son intendant et gérait en son nom l’ensemble de ses immenses possessions. D’autres seigneuries avaient en effet été concédées à l’ancien roi de Pologne et le 28 juin 1669 eu par exemple lieu la prise de possession de l’abbaye des Vaux de Cernay, relatée par le curé de Cernay qui mentionne ledit sieur Pachot. Etait-il le père, l’oncle, le frère, un cousin d’Innocent ?  

Comme tout fermier receveur de seigneurie, Innocent est un administrateur foncier et un entrepreneur agricole qui a pour mission de mettre en valeur les terres qu’il exploite, mais selon le schéma classique que je décris plus haut au sujet des fermiers, il ne les cultive pas lui-même et devient plutôt marchand, laissant le travail des champs à ses employés, journaliers et métayers, et percevant au passage les impôts et taxes dus par ces derniers.

On le retrouve ainsi quelques années plus tard, l’année du mariage de sa fille Magdelaine, dans une affaire courante impliquant cette fois Colbert. Il existe alors un très important marché à Sceaux, qui attire des marchands venus du Cotentin, de Normandie, d’Orléans, de la Marche et évidemment d’Ile-de-France. Le 18 février 1677, Innocent Pachot cosigne avec nombre d’entre eux une délibération demandant à Colbert, seigneur de Sceaux depuis l’achat du domaine en 1670 et donc propriétaire du marché, de faire paver celui-ci en échange d’une augmentation des droits.

 

Veüe du château de CACHAN dependant de l’Abbaye de S. Germain des prez dans la vallée d’Arcüeil près Paris ou passe la

petite Riviere de Bievre, aux environs du Bourg la Reyne et de Seaux

 

Innocent Pachot et Sainte Bouttemotte, sa femme, y résidèrent une quinzaine d’années

 

 

 

[1] Paris et l'Ile-de-France au temps des paysans, (XVIe - XVIIe siècles) Paris 1990, Editions de la Sorbonne, par Jean Jacquart / Une paroisse rurale de la région parisienne Morangis aux XVIe et XVIIe siècles pp. 303 - 327

[2] Voir lexique

[3] Dans un ouvrage de 1883 retraçant l’histoire de la ville de Sceaux, il est écrit que la famille Bouttemotte paraît avoir été de tout temps nombreuse et riche

[4] Voir lexique

[5] Le conseil de fabrique administre les biens de l’église

[6] Paris ne deviendra un archevêché qu’en 1622

[7] Archives nationale / Minutes et répertoires du notaire Jean CHARLES, janvier 1601 – 21 juin 1617

[8] L’ordre de Saint-Lazare de Jérusalem est un ordre hospitalier fondé à Jérusalem au temps des croisades pour accueillir les pèlerins atteints de la lèpre. En 1680, son grand maître est le marquis de Louvois

[9] Voir lexique

[10] Catherine Désos « Les français de Philippe V : un modèle nouveau pour gouverner l’Espagne (1700 – 1724) » Presses universitaires de Strasbourg

[11] Chroniques du vieux Marcoussis

[12] Archives nationales / Châtelet de Paris. Y//222-Y//225. Insinuations (21 juillet 1671 – 27 février 1673)

[13] Référence perdue

[14] Athis-Mons 1890 – 1939 Naissance d’une ville de banlieue, par Danièle Treuil et Jean-Marc Moriceau

[15] Durée normale d’un bail de receveur de seigneurie