La construction de Paris au XIXe siècle, une association de carriers et maçons parisiens

Familles Rousseau, Chanevas et Grossin

 

 

Nos ancêtres Noël Camousse et Geneviève Sassey, dont je parle dans les chapitre précédents, ont deux filles : Marie Geneviève et Françoise Désirée. La première, notre ancêtre, épouse en 1820 un maçon parisien, Louis Denis Rousseau, et part s’installer rue de la Comète dans le 10e arrondissement (aujourd'hui 7e arrondissement). La seconde s’unit en 1823 à un carrier de Cachan, François Maurice Chanevas, aussi propriétaire d’une blanchisserie. Elles vont demeurer très proches et former le ciment d’une petite entreprise familiale qui reliera les carrières des faubourgs aux chantiers parisiens. Les métiers de carrier et de maçon sont en effet étroitement liés, car l’on construit alors essentiellement avec de la pierre, et la capitale en pleine expansion a un important besoin en matières premières et en main d’œuvre. 

C’est dans ce contexte familial que naît en 1821 Françoise Désirée Rousseau, la grand-mère paternelle de mon arrière-grand-mère. Sa tante Françoise Désirée Camousse est aussi sa marraine et l’époux de cette dernière, François Maurice Chanevas, est son témoin de mariage en 1842, lorsqu’elle épouse à Paris Jean-Baptiste Grossin, le fils de Gabriel (cf. chapitre "Les ancêtres parisiens, la parenthèse bretonne : Gabriel, un corsaire à Paris").

L’activité se poursuit à la génération suivante et Jean-Baptiste Grossin, qui n’a pas suivi le modèle paternel et a choisi les métiers du bâtiment, intègre la petite entreprise familiale de son épouse, au sein de laquelle les uns exploitent les carrières d’Arcueil pour en extraire de la pierre de taille qui est ensuite transportée vers Paris et utilisée par les autres sur les nombreux chantiers de la capitale. Chacun y trouve son compte, à commencer par les arcueillais qui vendent leurs pierres grâce aux cousins maçons du quartier du Gros-Caillou (drôle de coïncidence dont ils devaient eux-mêmes s’amuser).

L’activité est plutôt lucrative, car Paris continue de se développer et nous sommes au début des grandes percées, avant Haussmann, qui nécessitent une main d’œuvre abondante. Nos ancêtres recrutent d’ailleurs probablement sur la foire aux maçons de la place de l’hôtel de ville de malheureux saisonniers venus en masse de province – de la Creuse ou du Limousin pour la plupart – et hébergés dans de simples garnis en périphérie de la capitale.

Le transport se fait en partie par la voie fluviale et l’on devine donc très bien le lien professionnel qui a pu naître, déjà, entre Gabriel Grossin, marin employé des ports parisiens, et la future belle famille de son fils Jean-Baptiste.

Jean-Baptiste travaille avec la nouvelle génération, les enfants de la tante Camousse et de l’oncle Chanevas, et en particulier avec Amédée Joseph Chanevas (1825 – 1880), exploitant de carrières – ou marchand carrier – mais aussi avec son frère Georges François, maçon et carrier (il sera aussi sergent de ville à Paris à partir de 1854, lorsque Napoléon III créera une police de proximité). Amédée Joseph et Georges François choisissent l’un et l’autre Jean-Baptiste Grossin comme témoin de mariage, nouvelle preuve des liens étroits qui unissent les cousins.

En 1847, Amédée Joseph Chanevas choisit Jean-Baptiste Grossin pour être le parrain de son fils Jean-Baptiste Désiré, baptisé dans l’église d’Arcueil. Ce dernier sera lui aussi carrier et choisira à son tour Jean-Baptiste Grossin, son parrain, comme témoin de mariage le 3 octobre 1868. Un autre fils d’Amédée Joseph, Amédée Jules Joseph, né le 26 décembre 1861, sera « extracteur de pierres et moellons ».

Travaille aussi - très probablement - dans la petite entreprise, Louis Ernest Coubray, le petit-fils de Pierre Guillaume Sassey (cf. chapitre précédent), qui épouse en 1861 sa cousine Marie Désirée Camousse, la sœur d’Amédée Joseph et Georges François.

Entre 1825 et 1871, quatre carriers seront élus maire d’Arcueil, preuve de l’importance de ce secteur d’activité dans la banlieue parisienne au XIXe siècle. L’activité tombe cependant petit à petit en désuétude et on ne trouve plus que 3 carrières en activité à Arcueil en 1926 contre 24 en 1855. Un jugement du tribunal de commerce de Paris du 19 juin 1888 prononce d’ailleurs la faillite de la petite entreprise familiale d’Amédée Chanevas, maintenue quelques années après son décès par sa veuve Félicité Suinot.

 

C'est de la pierre dure que l'on extrait des sols d'Arcueil, de la pierre de taille, celle qui sert au gros oeuvre 

 

Un article de 2003 paru dans la revue Histoire Urbaine, intitulé « Les carrières parisiennes aux frontières de la ville et de la campagne », dessine parfaitement l’environnement professionnel de nos ancêtres parisiens au XIXe siècle. Il nous laisse imaginer les liens professionnels et familiaux qui se sont tissés entre eux et c’est pourquoi j’en reproduis ici certains extraits :

L’évolution des zones exploitées en pierre à bâtir peut être mise en parallèle avec celle de l’urbanisation progressive de Paris. Les dix hectares de Lutèce sont devenus les huit mille hectares de la ville d’aujourd’hui. Le paysage rural s’est peu à peu transformé en paysage urbain, des hameaux et des villages sont devenus des quartiers à part entière, les sentiers et les chemins, des rues et des avenues.

(…) Ces différents aspects, géographiques et économiques, sont consignés dans un mémoire d’histoire naturelle rédigé en 1785 à la demande de la Société Royale d’Agriculture par Guillaume-Antoine Ollivier, médecin et naturaliste originaire de Saint-Tropez.  Celui-ci décrit les paysages, les cultures et les exploitations minérales des paroisses situées au sud de Paris. Cette zone est particulièrement riche en carrières de pierre à bâtir et le mémoire d’Ollivier offre un état des lieux très précis. (…) Guillaume-Antoine Ollivier nous décrit le Petit-Gentilly comme une zone à caractère essentiellement rural et à l’aspect champêtre : « Les bords de la rivière de Bièvre sont plantés de saules et de peupliers qui les rendent très agréables. Tout le vallon est couvert de prairies très vigoureuses. (...)

On trouve au Petit Gentilly une manufacture de teinture de toiles de coton, tant des Indes qu’étrangères et nationales (...) La rivière de Bièvre sert à cette manufacture pour le lavage des toiles et les prairies qui sont sur les bords servent à les étendre pour les blanchir ». C’est dans ce paysage que s’inscrivent les carrières de pierres qui, indique Ollivier, « sont à la Butte aux Cailles, près la porte des Gobelins, au-dessus du Petit Gentilly et dans la plaine du Grand Gentilly vers le terroir d’Arcueil. Leur profondeur est plus ou moins considérable suivant qu’elles sont ouvertes à la partie supérieure du coteau ou à sa pente ».

L’importante manufacture de teinture de toiles de coton dont il est question dans ce mémoire de 1785 est celle que dirigera Louis Simon Vaudremer, le cousin de Noël Camousse, à la toute fin du XVIIIe siècle (cf. chapitre "Les ancêtres du Beauvaisis, vassaux de l'abbaye de Froidmont").

Cette proximité de l'usine de Louis Simon Vaudremer avec les carrières d’Arcueil me pousse à m’interroger sur la façon dont Noël a rencontré sa future épouse, une habitante d'Arcueil : par l’intermédiaire du frère de cette dernière, Pierre Guillaume Sassey, soldat de l’armée républicaine en même temps que Noël ou par l’intermédiaire du cousin Vaudremer qui employait Geneviève Françoise pour nettoyer les toiles de la manufacture ? Je retiens cette seconde version, qui me paraît plus plausible.

 

Représentation des carrières du Grand Gentilly et d'Arcueil par Léon Auguste Mellé, 1849

 

Reprenons l’article, qui se poursuit ainsi, décrivant la vie professionnelle de nos ancêtres :

Il faut distinguer les carriers possédant ou prenant à bail une exploitation et les simples ouvriers ou manœuvres embauchés à la journée ou à la saison. Dans le premier cas, la plupart d’entre eux sont natifs du lieu, c’est-à-dire de Paris ou de ses environs proches [c’est le cas de nos ancêtres]. Dans le deuxième, ils viennent de Normandie, du Limousin, de Beauvais. Ainsi, dans les faubourgs sud se côtoient les carriers sédentaires (propriétaires ou locataires d’une carrière, parfois laboureurs, maçons ou tailleurs de pierre) et des travailleurs sans terre ni domicile fixe.

(…) D’une manière générale, les carriers habitent à proximité de leurs carrières et ce, pour plusieurs raisons : la pénibilité du métier, la connaissance des matériaux locaux et des techniques d’extraction adaptées. (…) Une fois l’extraction achevée, ils livrent eux-mêmes les pierres sur les chantiers et font le lien entre les sites d’extraction et la ville. Ils associent ainsi deux activités complémentaires, dont l’une découle tout naturellement de l’autre. Enfin, certains sont tout simplement maçons. (…) On le voit, les deux métiers se complètent aisément et peuvent même s’associer (…). Là aussi, le lien entre la campagne et la ville est mis en évidence à travers celui existant entre la carrière et le chantier.

La problématique principale des relations entre Paris, ses faubourgs et sa campagne environnante réside dans l’approvisionnement en pierres des chantiers de construction (…) Mais, la plupart du temps, la pierre qui provient des faubourgs, sortes de zones frontières, est destinée à la capitale.

Deux types de transport sont utilisés pour la livraison des pierres à Paris : par voie de terre ou par voie d’eau. Le transport par eau (Seine, Oise, Marne) permettait d’acheminer les pierres vers les ports de Paris, souvent complété par un voyage en chariot jusqu’au chantier plus ou moins éloigné des lieux de débarquement des bateaux.

C’est là l’exacte description de la vie professionnelle de nos ancêtres. Françoise et Jean-Baptiste appartiennent à ces familles parisiennes qui ont converti en carrières les terres qu’autrefois ils cultivaient et se sont improvisés carriers et maçons pour profiter du développement urbain de la capitale, participant ainsi à la construction de la ville moderne, celle que, peu ou prou, nous connaissons aujourd’hui.

 

Quant aux femmes de la famille, elles sont blanchisseuses de fin. Comme son nom l’indique, la blanchisseuse de fin lave et repasse le linge fin : collerettes, gants et chemisiers en dentelle, cravates, etc. et se trouve naturellement dans les quartiers les plus riches de la capitale. Elle travaille la plupart du temps à son compte et souvent à domicile ou dans un local en rez-de-chaussée de son immeuble, situation privilégiée en comparaison des lavandières, ou blanchisseuses de gros, les plus nombreuses, qui nettoient le linge dans les laveries de 12 à 15 heures par jour. Les blanchisseuses et lavandières de toutes conditions sont alors près de 100 000 à Paris.

 

Représentations de blanchisseuses de fin du début du XIXe siècle 

 

En cette première moitié de XIXe siècle, nos ancêtres parisiens appartiennent donc à un milieu modeste et travailleur, mais ils ont un solide ancrage dans la région et se situent, grâce à cela, au-dessus de la masse la plus laborieuse, récemment arrivée de province. Même après 1860 et le début des travaux haussmanniens, alors que les loyers explosent et que les ouvriers et les ménages les plus humbles se voient contraints de migrer vers les quartiers populaires de l’Est Parisien, plus abordables, eux parviennent ainsi à se maintenir au cœur de Paris.

Cette longévité dans l’un des plus riches arrondissements signifie que les Grossin possèdent une relative aisance financière, probablement permise par les liens étroits qu’ils entretiennent avec la famille d’Arcueil-Cachan, au sein de l’entreprise familiale d’exploitation de la pierre à bâtir.

Mais ils n’ont pas pour autant accédé au statut de bourgeois, car le salaire des femmes demeure visiblement indispensable et l’activité de blanchisseuse, fut-elle de fin, ancre assurément cette famille dans un milieu populaire.

 

Politiquement, ils sont républicains ou bonapartistes, fidèles aux valeurs de la Révolution en tout cas. Nous avons vu leur engagement à la première génération : l'oncle Jean-Baptiste Bétancourt cosignait le cahier de doléances d’Arcueil en 1789, son neveu, l'oncle Pierre-Guillaume Sassey s’engageait pour la cause révolutionnaire en 1791, Noël Camousse combattait dans l’armée du Rhin jusqu’en 1801, ainsi que Paul Germain François Grossin, vétéran de l’armée républicaine en 1806.

La ferveur révolutionnaire se confirme aux générations suivantes. Ainsi, la fille de Pierre-Guillaume Sassey, Elisa Louise, cousine germaine de Marie Geneviève Camousse, épouse en 1826 un autre carrier d’Arcueil-Cachan, Léonard François Coubray, qui fera partie des insurgés de la révolution de 1848. Leur fils, Louis Ernest Coubray, qui épouse en 1861 sa cousine Marie Désirée Chanevas, a lui aussi l’âme révolutionnaire et s’engage dans la Commune de Paris. Arrêté le 11 mai 1871 à Cachan, il est condamné le 10 juin 1872 par le 8e conseil de guerre à la déportation simple, peine commué en trois ans de prison avec dégradation civique*.

La participation de certains membres de la famille à la révolution de juillet 1830, qui renverse Charles X au profit de Louis-Philippe d’Orléans, est plus hypothétique, car corroborée par aucun document, mais néanmoins parfaitement plausible, en particulier pour ceux qui habitaient déjà le quartier du Gros-Caillou (les Rousseau et les Grossin). On sait en effet que le jeudi 29 juillet, le gouverneur des Invalides fait prévenir le duc de Raguse, chef des armées du roi, que toute la population du Gros-Caillou est en armes. On sait également que, dans la même journée, les insurgés du Gros-Caillou soumettront les Invalides et l’Ecole militaire. On imagine Gabriel, se remémorant son passé de corsaire pas si lointain, prendre les armes, peut-être avec ses plus grands fils.

Si la descendance de Pierre Guillaume Sassey (ou Sassé) et de Geneviève Françoise, sa cadette, semblent donc liées par un même engagement politique (Pierre Guillaume et son beau-frère Noël Camousse sont, ensemble, soldats de l’armée républicaine), les relations avec les enfants de Claude Sassé, le petit frère, sont certainement plus distantes.

Claude Sassé est vigneron, il a choisi de poursuivre la tradition familiale et a épousé une cousine Beurier. Leur fils Pierre, né à Arcueil en 1818, est bijoutier et s’est allié à un milieu social bien plus favorisé en épousant en 1854 Pauline Joséphine Richond, fille d’un très riche et célèbre horloger joaillier parisien, Benoît Félix Richond (https://fr.wikipedia.org/wiki/Beno%C3%AEt_F%C3%A9lix_Richond). On imagine des liens familiaux qui se sont naturellement distendus.     

Toutes les branches de cette famille ne partagent d’ailleurs pas forcément les mêmes idées et Jean-Baptiste Grossin et son épouse Françoise Rousseau, les grands-parents de mon arrière-grand-mère, semblent moins radicaux que leurs cousins arcueillais et cachanais. Ils baptisent même « Eugénie » leur première fille née après le mariage de Napoléon III avec Eugénie de Montijo, ce qui nous donne une indication sur leur vraisemblable fidélité aux Bonaparte qui, après tout, portaient aussi l’héritage de la Révolution, mais avec un certain conservatisme. 

Ainsi, il me semble que Françoise et Jean-Baptiste ont, par leur labeur, leur stabilité dans un quartier privilégié et une forme de conservatisme, construit les bases de l’ascension sociale de leurs enfants.

Ces enfants sont au nombre de sept, deux garçons et cinq filles, tous nés impasse de Grenelle, à l’exception de la petite dernière, Blanche, née en 1865 rue du Champ de Mars après la destruction de l'impasse. Ils ne poursuivent pas l’activité d’exploitation de la pierre à bâtir, probablement trop éprouvante : leurs deux fils, deux de leurs quatre gendres et au moins l’un de leurs petits-fils seront lithographes et s’élèveront socialement à la fin du siècle :

  • Amédée, l’aîné, né le 9 novembre 1845, lithographe d’art, président de la société Minot & Cie, membre de la société des conférences populaires et officier de l’instruction publique ;
  • Alphonse, le plus jeune, né le 30 mars 1862, lithographe d’art, sous-directeur de l’atelier de céramique d’Auteuil ;
  • Victor Barez, lithographe, époux de leur fille Eugénie Léontine (née le 22 mars 1857 et baptisée dans l’église St-Pierre du Gros-Caillou le 19 août suivant) ;
  • François Hippolyte Dupont, lithographe, époux de leur fille Marie-Charlotte (née le 18 août 1859 et baptisée dans l’église St-Pierre du Gros-Caillou le 4 septembre suivant) ;
  • Victor Hippolyte Dumry, imprimeur lithographe, leur petit-fils, né en 1873 dans le 7e, fils de leur fille Félicité (née le 16 juillet 1849 et baptisée dans l’église St-Pierre du Gros-Caillou le 12 août suivant). Victor Hyppolyte habite encore le Gros-Caillou lors de son mariage en 1902, exactement cent ans après ses arrières-arrières-grands-parents Rousseau.

Leur grand-mère maternelle, Marie Geneviève Camousse, décède en 1866 dans l'appartement familial de la rue du Champs de Mars.

Jean-Baptiste décède en 1878 et Françoise, veuve, retourne s'installer rue de la Comète, où elle vivait quarante ans plus tôt. Elle y décède le jour de Noël 1891. Elle est enterrée dans le cimetière parisien de Bagneux, comme Elisa Piot, l'autre grand-mère de mon arrière-grand-mère.

C'est à peu près au même moment qu'Alphonse Grossin et Marie Cerisier quittent le 7e arrondissement avec leurs trois enfants et s'installent durablement dans le quartier d’Auteuil (cf. chapitre « Jeunesse et cercle familial de Marcelle Griffon, Paris à la Belle Epoque»). Marcelle, leur fille, mon arrière-grand-mère, grandit ainsi dans un environnement plutôt bourgeois et conservateur, qu’elle maintiendra, n’oubliant cependant pas ses origines modestes.

 

* cf. Le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier

 

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