La parenthèse bretonne

Gabriel, un corsaire à Paris

 

La famille paternelle de mon arrière-grand-mère, la famille Grossin, est originaire de Paris. Les archives ayant été presque entièrement détruites dans l’incendie de l’hôtel de ville durant la Commune de 1871, je n’ai malheureusement pu remonter que jusqu’à Jean Augustin Grossin, époux de Catherine Ferry, dont un fils prénommé Paul Germain François est baptisé en 1761 en l’église St-Germain-l’Auxerrois, en face du Louvre.  

Paul Germain François Grossin épouse une normande originaire du Calvados, Marie Jeanne Lemare, qui donne naissance à un fils prénommé Gabriel, né à Paris en pleine révolution, le 1er janvier 1792. Présent dans la capitale durant cette période très politisée de notre Histoire, le jeune couple participe peut-être aux événements révolutionnaires majeurs. Peut-être Marie Jeanne marche-t-elle sur Versailles en octobre 1789 ; peut-être participent-ils à la fête de la fédération le 14 juillet 1790 ; peut-être François est-il membre de la Commune insurrectionnelle de Paris et peut-être est-il présent aux Tuileries le 20 juin 1792. Car François, qui s’engage dans l’armée républicaine, a vraisemblablement adhéré aux idéaux révolutionnaires et il est donc tout à fait possible qu’il fasse partie de ces parisiens révoltés à qui l’on doit le renversement de l’ordre établi.   

François Grossin et sa femme Marie Jeanne quittent finalement Paris. On les retrouve à Caen en 1806, année du décès de François, alors concierge - c’est-à-dire directeur ou intendant - de la prison militaire. J’ignore en quelle année ils s’y installent, mais pas avant 1798, car leurs noms ne figurent pas sur le recensement de population de 1797. Il est en fait vraisemblable que Caen soit la dernière garnison d’affectation de François et que sa carrière terminée, il fut nommé concierge de la prison militaire en remerciement de bons et loyaux services [1].   

Veuve, Marie Jeanne ne quitte pas l’environnement militaire et partage sa vie avec un certain Gracian Luyé-dit-Tanet originaire des Basses-Pyrénées - aujourd'hui Pyrénées-Atlantiques - lui aussi vétéran de l’armée républicaine [2] et demeurant lui aussi à Caen, dans une caserne où est alors stationné un escadron du 2e régiment de cuirassiers (François et lui en étaient-ils issus ?). Gabriel est vraisemblablement proche de ce beau-père car il donne son prénom à son fils ainé, suivi du 2e prénom de son père et du sien : Gratien Germain Gabriel Grossin (4G), né le 16 juin 1811.

On retrouve Marie Jeanne et Gracian quatre années après le décès de François Grossin, à Saint-Servan, près de Saint-Malo, où ils se marient le 22 octobre 1810. Il est alors garde de ville ; Marie-Jeanne est aubergiste et cabaretière. Le cabaretier est un marchand qui vend le vin au détail dans un établissement où il est également autorisé à servir des plats. Il est en somme l’ancêtre du restaurateur. Un siècle avant mon arrière-grand-mère, Marie Jeanne est donc elle aussi restauratrice et comme mon arrière-grand-mère, elle gère seule son établissement après le décès de son époux en 1811.

François et Gracian meurent jeunes – 45 ans pour le 1er, 40 ans pour le 2nd – probablement usés et peut-être même blessés par les combats d’une guerre menée pour des idéaux qui, à n’en pas douter, étaient aussi les leurs.   

En ce début de XIXe siècle, les villes de Saint-Malo et Saint-Servan (aujourd’hui quartier de Saint-Malo) sont en pleine effervescence commerciale, ce qui explique peut-être que Marie Jeanne et Gracian s’y soient installés. La famille demeure près de la tour Solidor, dans le quartier du même nom, sur l’actuel quai Solidor, où se trouve alors un arsenal et où se rencontrent marins et corsaires de tous horizons. Gabriel les voit passer dans l’auberge de sa mère ; il entend leurs récits et rêve de vivre les mêmes aventures. Nous sommes à l’époque de Surcouf qui vient à peine de mettre un terme à sa prestigieuse carrière en mer pour s’installer comme armateur [3].

 

 

En octobre 1810, âgé de 18 ans, Gabriel s’engage enfin comme corsaire, moins d’un mois après son mariage avec une jeune malouine du nom de Marie Françoise Jeanne Demange. Il doit être fier de suivre l’exemple de son père et de son beau-père en participant à ce que l’on appelle la guerre de course, conflit maritime et commercial qui a repris depuis la Révolution de 1789 et oppose une nouvelle fois français et anglais.

Gabriel est d’abord sur le Brestois, puis sur la Junon et embarque finalement sur la Miquelonnaise, vaisseau commandé par Joseph Pradère-Niquet, capitaine corsaire de Saint-Servan – peut-être un client de l’auberge – originaire de Saint-Pierre-et-Miquelon et cité par Alexandre Dumas dans son roman « Le chevalier de Sainte-Hermine ».

La Junon est une goélette aussi commandée par le capitaine Pradère-Niquet, qui prendra une dizaine de navires anglais. La Miquelonnaise est un trois-mâts de 200 tonneaux, 16 canons et 154 hommes d’équipage, qui rencontre le même succès. Ainsi, en janvier 1813, le navire fait escale à Quimper avec trois prises anglaises, trois bâtiments de commerce chargés de produits coloniaux dont la vente rapporte plus d’1,4 millions de francs de l’époque. Selon l’usage, le butin est partagé entre l’armateur du navire, l’équipage et évidemment le trésor public. Une partie de ce butin est aussi versée dans les caisses du bureau de bienfaisance de Quimper.

L’aventure s’arrête pour Gabriel très peu de temps après ces belles victoires : le 1er avril 1813, au cours d’un abordage, il est fait prisonnier par les anglais et détenu treize mois en Angleterre, vraisemblablement à Plymouth où se trouvent des pontons [4], et ne rentre en France qu'en mai 1814, débarqué à Morlaix le 24 du mois. Il ne combattra plus. Son fils Anatole Baptiste, notre ancêtre, naît à Saint-Servan durant cette captivité, le 27 juin 1813. Deux nouveaux garçons voient le jour dans les années qui suivent. Ils seront cinq frères au total.  

Entre temps, Marie Jeanne Lemare s'est mariée une troisième fois, le 24 février 1813, avec un marin portugais de 21 ans son cadet, à peine plus âgé que son fils Gabriel. Elle a 45 ans, lui 24. Il s'appelle Antoine Alves. 

Antoine est admis à l'hôtel des Invalides le 24 août 1816 et, refermant la parenthèse bretonne, toute la famille quitte finalement Saint-Servan pour retourner vivre à Paris auprès d'Antoine. La chute du premier Empire a, par ailleurs, entraîné un relatif déclin de l’activité commerciale de Saint-Malo et Gabriel est diminué physiquement par ses combats en mer et sa longue captivité dans des conditions éprouvantes. Le retour à Paris n'est donc probablement pas un sacrifice pour lui. 

Gabriel s’installe dans le 7arrondissement (alors 10e arrondissement), dans le quartier dit du Gros-Caillou, rue de la Comète, toute proche de l’esplanade des Invalides. Il exerce toujours la profession de marin selon ses déclarations dans les différents actes d’état civil consultés. Il se dit cependant musicien en 1835 lors de la naissance de sa première petite-fille et en 1836 lors du remariage de son beau-Père Antoine. Un hobby ?

Paris compte alors de nombreux ports fluviaux en activité et cette première moitié du XIXe siècle voit la modernisation des quais de Seine, aménagés comme nous les connaissons aujourd’hui. Gabriel, qui navigue sur la Seine, est très probablement basé au port du Gros-Caillou ou peut-être plus vraisemblablement au port des Invalides, où l'on déchargeait des pierres.

Marie Jeanne décède le 17 août 1828 à l'âge de 60 ans. Elle ne voit donc pas naître le premier de ses arrières-petits-enfants, Guillaume Grossin, le fils de Gratien Germain Gabriel, né le 23 avril 1832. Guillaume travaille lui aussi sur les ports parisiens, probablement avec son grand-père Gabriel, dont il est proche. Il baptise d’ailleurs son fils aîné Gabriel Paul, né le 3 mars 1854 au 4 avenue de Breteuil, juste en face du dôme des Invalides. 

En mars 1848, moins d’un mois après la proclamation de la 2e République, Gabriel, veuf, se trouve financièrement dans la gêne. Il adresse un courrier au ministre de la marine afin d’obtenir une pension eu égard à ses états de service en qualité de corsaire et à sa détention en Angleterre.

Il est très probable que l’envoi de ce courrier tout juste après la chute de la monarchie de Juillet ne soit pas un hasard et que Gabriel, fidèle aux idéaux révolutionnaires, fonde un certain espoir dans cette nouvelle république. Il demeure alors impasse de Grenelle avec ses fils et ses petits-enfants et écrit en ces termes, d’une magnifique écriture ancienne :

   Monsieur le ministre,

   Je suis forcé par ma position de famille de vous prier de donner des ordre afin de me faire obtenir mes états     de service.

   Veuillez monsieur accueillir à l avance les sentiment d’un marin.

En marge de sa requête, il énumère les vaisseaux sur lesquels il a officié, mentionne sa capture et la durée de son emprisonnement et ajoute qu’il se trouve dans une position « malheureuse » suite à ses services.

Son fils cadet, Anatole Baptiste (ou Jean-Baptiste), notre ancêtre direct, le petit frère de Gratien, épouse le 27 août 1842 une voisine de la rue de la Comète : Françoise Désirée Rousseau, née à Arcueil-Cachan, comme sa mère et sa grand-mère avant elle, le 7 novembre 1821.

Le jeune couple s'installe impasse de Grenelle avec Gratien, à quelques mètres de chez leurs parents. Ils sont très vite rejoints par la mère et la sœur de Françoise, après le décès de son père Louis Denis Rousseau. La sœur de Françoise, Louise Alexandrine Henriette Rousseau, se marie en 1845 et quitte l’impasse, mais l’année suivante, Gabriel est veuf et s’installe à son tour avec ses enfants.

Au milieu du XIXe siècle, toute la famille – trois générations – habite ainsi sous le même toit : Jean-Baptiste et sa famille, Gratien et sa famille, leur père Gabriel Grossin et Marie Geneviève Camousse, la mère de Françoise Rousseau, dont je parle plus loin.    

Cette impasse de Grenelle est une minuscule voie ouverte sur la rue de Grenelle à quelques numéros de la rue de la Comète. Elle sera détruite au début des années 1860 sur décision du baron Haussmann, pour prolonger le boulevard de Latour-Maubourg jusqu’à la Seine. Françoise et Jean-Baptiste seront expropriés, mais refuseront de quitter leur quartier et s’installeront à quelques mètres seulement, au 16 rue du Champs de Mars. Alphonse reviendra même en 1887 s’installer tout près de cette impasse disparue qui l’a vue naître.

La famille paternelle de Françoise Rousseau est déjà installée impasse de Grenelle en 1802 (alors cul-de-sac de Grenelle), date à laquelle un frère de son père, Denis Georges Rousseau, décède à l’âge de 10 jours chez sa nourrice, à la Puisaye en Eure-et-Loir. Il est d’usage à cette époque de confier les nouveaux nés à une nourrice en province et beaucoup n’y survivent pas.

Ainsi, entre le début des années 1800 et le début des années 1860, nos ancêtres parisiens habitent un tout petit groupe d’immeubles situé entre la rue de la comète et l’impasse de Grenelle (cf. plan infra, issu du cadastre napoléonien) et ne s’en éloigneront pas après l’expropriation, demeurant jusqu’à la fin du siècle dans ce même quartier du Gros-Caillou, dans un quadrilatère compris entre la rue Saint-Dominique au Nord, l’avenue de la Motte-Picquet au Sud, l’avenue Bosquet à l’Ouest et l’esplanade des Invalides à l’Est.

Gabriel décède rue Saint-Dominique le 21 mai 1865, à l’âge de 73 ans.

 

Cadastre napoléonien

Entre la rue de la Comète et le Cul-de-sac de Grenelle, vécurent les familles Rousseau et Grossin entre 1802 et 1862

 

A l’instar des Grossin, la famille de Françoise a adhéré aux idéaux révolutionnaires. Comme Jean-Baptiste, Françoise a un grand-père qui a servi dans l’armée de la République, puis dans l’armée napoléonienne (un grand-oncle aussi, dont je parle dans un autre chapitre). Comme Jean-Baptiste, on lui parle de ce grand-père militaire, disparu seulement deux ans avant sa naissance, tout près de là, à l’hôtel des Invalides.

Ce grand-père s’appelle Noël François Joseph Camousse et il est originaire de Picardie ou plus précisément du Beauvaisis, aujourd’hui dans l’Oise. Il est né à Beauvais le 25 décembre 1773, jour de Noël (voir chapitre suivant).

 

[1] Conformément à un arrêté du Directoire exécutif du 15 nivôse an V (4 janvier 1797), les concierges des prisons militaires ne peuvent être choisis que parmi les militaires en retraite ayant servi dans l’armée républicaine

[2] cf. acte de décès à Caen du 3e jour complémentaire de l’an XIII, qu’il signe comme témoin

[3] Il décèdera à Saint-Servan le 8 juillet 1827

[4] Un ponton est une prison flottante, un navire ancré à proximité des côtes. L’humidité et la promiscuité y rendent les conditions de détentions très rudes. Ce fut le sort d’un grand nombre de prisonniers corsaires.