Les ancêtres du Beauvaisis
Les Vaudremer, vassaux de l'abbaye de Froidmont
Noël François Joseph Camousse, qui conclut le chapitre précédent, est issu d’une famille plutôt distinguée de tapissiers et fabricants de toiles. Lorsqu’éclate la révolution de 1789, il a 15 ans et s’enflamme pour les idées nouvelles. Il fait alors le choix de s’engager dans l’armée républicaine et devient fusilier au 4e régiment d’infanterie de ligne. En l’an IX de la République, lors de la deuxième campagne d’Italie de Bonaparte, il est blessé de plusieurs coups de sabre au bras et à la tête et admis comme pensionnaire à l’hôtel des Invalides le 10 octobre 1800, où il décède d’une méningite le 23 mai 1819, au grade de lieutenant.
Noël aurait pourtant pu suivre l’exemple de son père et de ses aïeux et choisir une autre voie, plus paisible, en faisant carrière au sein de la manufacture de tapisserie de Beauvais, dirigée en cette fin de XVIIIe siècle par son oncle Jean Claude Camousse, un cousin germain de son père. J’en parle au chapitre suivant.
Noël aurait également pu travailler avec le cousin germain de sa mère, Louis Simon Vaudremer, patron en 1798 d’une manufacture parisienne qui emploie 120 ouvriers pour la confection de toiles fines et plus particulièrement d’indiennes (étoffes peintes ou imprimées, initialement importées des Indes) [1]. Il est proche de ce cousin de seulement neuf ans son aîné et c'est lui qu'il choisit pour témoin lorsque cette même année 1798, il déclare la naissance de sa fille Marie Geneviève, la mère de Françoise Rousseau (cf. chapitre précédent).
La manufacture dirigée par Louis Simon Vaudremer est voisine de la manufacture des Gobelins ; elle est située au Clos-Payen, vaste terrain en bord de Bièvre. Le Clos-Payen est aujourd'hui un tout petit quartier du 13e arrondissement mais il dépend à cette époque de Gentilly, ville voisine d'Arcueil où vit Geneviève Françoise Sassey, l'épouse de Noël. Cette dernière est très probablement une employée de Louis Simon Vaudremer et c'est aussi très probablement par l'intermédiaire de ce dernier que les futurs époux se rencontrent.
Dans un article de 2003 paru dans la revue Histoire Urbaine, intitulé « Les carrières parisiennes aux frontières de la ville et de la campagne », que je cite plus longuement dans le chapitre "La construction de Paris au 19e siècle", la manufacture dirigée par Louis Simon Vaudremer est mentionnée. Il est écrit :
On trouve au Petit Gentilly une manufacture de teinture de toiles de coton, tant des Indes qu’étrangères et nationales (...) La rivière de Bièvre sert à cette manufacture pour le lavage des toiles et les prairies qui sont sur les bords servent à les étendre pour les blanchir. C’est dans ce paysage que s’inscrivent les carrières de pierres qui, indique Ollivier, « sont à la Butte aux Cailles, près la porte des Gobelins, au-dessus du Petit Gentilly et dans la plaine du Grand Gentilly vers le terroir d’Arcueil. Leur profondeur est plus ou moins considérable suivant qu’elles sont ouvertes à la partie supérieure du coteau ou à sa pente ».

Plusieurs teintureries s'étaient implantées en bord de Bièvre sous l'ancien régime, à commencer par celle des Gobelins (dessin ci-dessus, conservé au musée Carnavalet).
L'ancêtre commun de Noël et Louis Simon est le grand-père de ce dernier, un dénommé Robert Vaudremer, né Robert de Vaudremer [2] le 16 mai 1673 à Montreuil-sur-Brêche, près de Beauvais, receveur, fils de Robert de Vaudremer (1634 - 1687), receveur de Ponceaux et de Montreuil et petit-fils de François de Vaudremer, receveur de Reuil-sur-Brêche.
La ferme familiale de Ponceaux, construite au XVIIe siècle sur les ruines d'un ancien château fort, compte aujourd'hui parmi les plus remarquables fermes fortifiées de France.

Ferme fortifiée de Ponceaux, à Montreuil-sur-Brêche
Fermiers receveurs des seigneurs de Ponceaux et de Montreuil-sur-Brêche, les Vaudremer sont aussi eux-mêmes propriétaires terriens, vassaux de l’abbaye de Froidmont, qui tire des revenus de domaines épars dans la région :
En 1497 déjà, un certain Louis Vaudremer, qui détient le petit fief de Camp-Coûtant à Reuil-sur-Brêche, est mentionné dans le procès-verbal des assises solennelles de l’abbaye tenues par son nouvel abbé, Antoine de Châtillon, réunissant ses vassaux pour leur rappeler les règles de probité et de justice à respecter dans l’exercice de leurs droits [3].
La plupart des fiefs, à commencer par les plus petits, comme celui de Camp-Coûtant, sont dits dans la mouvance d’un fief plus important, dont ils sont un démembrement. Le seigneur peut en effet concéder une partie de son domaine à un vassal sous forme de tenure dite noble, appelée fief, contre paiement d’un droit de succession, appelé droit de relief, et hommage du vassal à son suzerain, ce qui est fréquent pour les plus grandes seigneuries. Le propriétaire d’un fief mouvant peut lui-même céder une partie de ses terres sous forme d’autres tenures nobles dans sa mouvance. En remontant la hiérarchie, tout fief est finalement tenu de la main du roi.
Quant aux terres non fieffées, c’est-à-dire celles que le seigneur n’a pas cédées en fiefs, elles sont gérées directement par lui et divisées en censives, tenures non nobles concédées à des exploitants qui détiennent ainsi la propriété utile de la terre, le seigneur en conservant la propriété éminente. L’exploitant verse le cens au seigneur, qui est le revenu noble par excellence. Sur ce domaine seigneurial non fieffé, le seigneur exerce son droit de justice par l’intermédiaire de ses officiers, mais cède en revanche la plupart du temps ses droits fiscaux et la gestion du domaine à un fermier receveur [4].
A noter toutefois qu’un fief, surtout s’il est modeste, n’est pas forcément synonyme de droit de justice. Par ailleurs, la justice associée à un fief n’est pas partout la même, pouvant être basse, moyenne ou haute, ce qui complique encore davantage la compréhension de ce système féodal complexe.
Les Vaudremer étaient ainsi à la fois receveurs de terres seigneuriales importantes et propriétaires d’un petit fief dans la mouvance de l’abbaye de Froidmont. A la fin du XVIIe siècle, près de deux siècles après les assises solennelles de 1497, la famille est toujours étroitement liée à l’abbaye :
En 1678, après un litige l’opposant au comte d’Estourmel, seigneur de Thieux, l’abbaye de Froidmont est reconnue vassale de ce dernier pour sa seigneurie de Mauregard et doit lui rendre hommage selon le rituel féodal encore en vigueur. L’abbaye étant une personne morale spirituelle, donc non mortelle, ses moines doivent présenter au suzerain un laïc « temporel » que l’on nomme homme vivant et mourant, auquel ils délèguent fictivement la propriété du fief. C’est le frère aîné de Robert, Pierre de Vaudremer, alors âgé de 23 ans, futur notaire royal, receveur de Ponceaux et de la seigneurie de Montreuil, qui se présente solennellement au comte suzerain et satisfait ainsi la coutume au nom des moines de l’abbaye [5].
Détruite à la Révolution, l’abbaye de Froidmont était une abbaye cistercienne propriétaire de sept seigneuries monastiques abritant chacune une « grange monastique » ou « grange cistercienne », dont la seigneurie de Mauregard.


Pierre de Vaudremer a un fils qui se prénom également Pierre (1686 – 1731), né huit années après cet épisode. Il est avocat en parlement et épouse une aristocrate du nom de Marie Rose de Fourcroy, descendante du juriste et poète Louis Le Caron, dit Charondas, protégé de Catherine de Médicis.
Robert de Vaudremer père décède le 21 mai 1687, en tombant de son cheval. L’acte de décès est ainsi rédigé :
« Robert de Vaudremer receveur de la paroisse aagé de cinquante trois ans ou environ, feue inhumé le 21 may ayant esté tué malheureusement tomban de son cheval sortan dudit Breteuil En présence de Pierre de Vaudremer son fils, de Deny Pauchet son gendre, d’André Spic et autres »
Les Vaudremer sont peut-être originaires des Flandres, leur nom étant selon toute vraisemblance une francisation du nom flamand Vandermeer ou Vandermaer. Quant à la particule que l’on retrouve dans les actes paroissiaux, elle paraît fantaisiste, d’autant plus qu’elle n’apparaît vraisemblablement qu’au XVIe siècle. Snobisme peut-être pour certains d’entre eux puisqu’à l’époque déjà, la particule donne l’apparence, mais seulement l’apparence, de la noblesse. Il est vrai qu’en 1497, la possession d’un fief peut encore permettre l’anoblissement à la terce foi, c’est-à-dire au 3e hommage (pour le petit-fils de l’acquéreur) mais d’une part, l’ordonnance de Blois de 1579 mettra fin à cet usage datant de Saint-Louis et d’autre part, le fief de Camp-Coûtant était fort modeste. On ne retrouve par ailleurs aucune trace des Vaudremer dans les nobiliaires et armoriaux de la région.
Ce n’est donc assurément pas à un anoblissement que les Vaudremer doivent leur particule éphémère, mais plus probablement à un religieux zélé de Froidmont qui l’aura ajoutée dans les registres paroissiaux eu égard à la position de la famille dans la région et en remerciement de certaines largesses.
En 1699, Robert Vaudremer fils épouse en premières noces Marie Anne Le Paige, petite-fille du bailli de Montreuil-sur-Brêche et fille de Joachim Le Paige, bailli de Sourdon et receveur de Warmaise. Joachim Le Paige est aussi seigneur de Bois-le-Beau, ou Bois-Liebaut, petit fief qui relève de la seigneurie et grange monastique de Mauregard. C’est là une nouvelle fois l’illustration de ce que j’écris dans un précédent chapitre concernant le niveau de vie des fermiers-receveurs, qui peuvent acquérir de petites seigneuries.
Robert reste proche de son beau-père après le décès de Marie Anne en 1712 et lorsque Joachim Le Paige décède à son tour en 1722, il signe le registre paroissial.
Nous sommes issus du second mariage de Robert avec Marie Courgeois en 1714. Leurs deux plus jeunes enfants sont Simon Vaudremer, le père de Louis Simon, et François Vaudremer, le grand-père de Noël, nés respectivement en 1721 et 1724. Ils vivent l’un et l’autre à Beauvais.
Comme son père, son oncle et son grand-père avant lui, Simon est receveur, d’abord receveur des droits des ponts et chaussées de la porte de Bresles [6], puis de la porte de l’Hôtel-Dieu. Il décède à Beauvais en 1784 peu de temps avant les violences révolutionnaires qui n’épargneront pas ces receveurs symbolisant la trop lourde fiscalité accablant le peuple.
François, quant à lui, est aubergiste à Beauvais. J’ignore la date de son décès.
Un demi-frère de Simon et François, Louis Vaudremer (1704 – 1781), issu du premier mariage de leur père avec Marie Anne Le Paige, est musquinier (tisserand) à Montreuil-sur-Brêche, fabricant et marchand de toiles fines. Son fils, qui se prénomme aussi Louis (1742 – 1805), l’est également. Probablement ont-ils des échanges professionnels avec la manufacture royale de Beauvais et il est également probable que ce soit ainsi que leur nièce et cousine, Catherine Rosalie Vaudremer, la mère de Noël, rencontre son futur époux, Claude Joseph Camousse, tapissier de la manufacture.
Ces cousins ne sont certainement pas non plus étrangers à la réussite de Louis-Simon qui devient lui aussi fabricant de toiles fines et dirige une importante manufacture dans l’actuel 13e arrondissement, alors au petit Gentilly, en bord de Bièvre (cf. supra).
Après la Révolution et le décès de son époux, Catherine Rosalie Vaudremer s'installe elle aussi à Paris ; elle habite le 6 de la rue du Vieux Colombier, à deux pas de la place et de l'église Saint-Sulpice, au coin de la rue Madame (alors rue Neuve-Guillemin), où demeure son autre fils Pierre Claude Camousse, le petit frère de Noël. Ce n'est cependant pas à Saint-Sulpice mais vraisemblablement à Saint-Germain-des-prés que Pierre Claude se rend le dimanche puisque c'est là qu'il baptise ses enfants dans les années 1800.
En ce début de XIXe siècle, les Camousse ne sont donc plus beauvaisiens mais définitivement parisiens. Catherine Rosalie décède chez elle un an seulement avant son fils Noël, le 21 mai 1818.
[1] "Histoire de la manufacture de Jouy et de la toile imprimée au XVIIIe siècle" par Henri Clouzot (1928)
[2] La particule disparaît presque complètement des actes paroissiaux après 1687
[3] Antoine de Châtillon est membre de la puissante et très ancienne maison de Châtillon, dont les origines certaines remontent au XIe siècle
[4] Voir chapitre « La caste des laboureurs, une bourgeoisie rurale sous l’ancien régime » sur la fonction de fermier receveur de seigneurie
[5] Référence : www.philippemorize.com/abbaye-de-froidmont
[6] Il s’agit de l’octroi que payaient les marchands sur les produits qu’ils faisaient entrer dans la ville pour les vendre

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