Naissance des idées révolutionnaires chez nos ancêtres parisiens
Familles Lambert, Beurier, Bétancourt, Sassey, Camousse
Arcueil est un village recherché par les parisiens et déjà fréquenté par Pierre de Ronsard au XVIe siècle. Bourgeois parisiens et personnages fortunés y possèdent une résidence secondaire. Au siècle des Lumières, ses jardins inspirent des artistes de renom et en particulier Jean-Baptiste Oudry et François Boucher, dont je parle dans le chapitre consacré à la manufacture de Beauvais. Ils séjournent ainsi fréquemment à Arcueil, à l’instar de Voltaire, un habitué du château des princes de Guise, qui sera détruit en 1752.
Mais le village compte surtout parmi ses habitués un certain marquis de Sade, qui y loue une maison de campagne. Jour et nuit, dit-on, Sade reçoit dans sa maison d'Arcueil des hommes et des femmes et scandalise le voisinage. C’est là que le dimanche 3 avril 1768 se déroule un événement qui fait grand bruit : Sade fait venir chez lui une jeune fille réduite à la mendicité, Rose Keller, et lui fait subir de graves sévices sexuels contre son gré. La malheureuse parvient à s’enfuir et à raconter sa mésaventure à plusieurs femmes du village qui alertent le procureur fiscal et l’emmènent au château de Charles Lambert, notaire et greffier du bailliage d’Arcueil, lequel l’héberge quelques jours [1]. L’affaire est jugée et Sade mis en prison, sa famille n’étant pas parvenu à étouffer le premier grand scandale public du « marquis », qui lance sa légende.
En ce milieu du XVIIIe siècle, nos ancêtres arcueillais sont Geneviève Lambert (1702 – 1776), arrière-petite fille d’Innocent Pachot, l’ancien receveur de la seigneurie de Cachan, et son époux Guillaume Beurier (1709 – 1776), vigneron et marguillier de la paroisse, petit-fils de l’ancien procureur fiscal de la seigneurie de Cachan, deux personnages dont je parle dans les chapitres précédents. Charles Lambert, le notaire et greffier ayant hébergé la victime en son château, est leur cousin à l’un et à l’autre.
Geneviève et Guillaume sont apparemment proches de ce cousin car son père, Christophe Lambert, également notaire et greffier d’Arcueil, est parrain de leur fille aînée en 1729.
Geneviève, Guillaume et leurs enfants vivent peut-être directement l'événement de ce mois d'avril 1768 ou, en tout cas, entendent-ils leurs cousins le relater. L’épouse de Charles Lambert, Marie-Louise Jouette, n’entre toutefois pas dans les détails, qui heurtent sa sensibilité. Le jour où elle recueillit Rose Keller, elle ne put en effet supporter jusqu’au bout le récit de son calvaire et dut se retirer [2].

Château de Charles Lambert
où fut hébergée Rose Keller
Nos ancêtres sont probablement outrés par la dépravation de Sade, qui incarne alors aux yeux du peuple une noblesse décadente, dont le faste et les excès apparaissent de plus en plus en décalage avec le niveau de vie des français. Il est possible qu'ils aient même acquis une certaine conscience politique, qui se manifestera sous la Révolution, mais qui a peut-être déjà germé lorsque, quelques années auparavant, le 23 avril 1741, Geneviève et Guillaume choisissent une certaine Françoise Saugrain pour marraine de leur fille Françoise Beurier, notre ancêtre directe. Dame Françoise Saugrain est une bourgeoise parisienne demeurant quai de Gesvres, descendante d'une dynastie de libraires-imprimeurs renommés, comptant parmi les premiers éditeurs de thèses protestantes en France. Mais elle est aussi l’épouse d’un autre célèbre libraire parisien : Pierre Prault, « imprimeur des fermes et droits du roy », qui n’est autre que l’éditeur de Voltaire.
Il est probable qu’à l’instar du marquis de Sade, ces bourgeois parisiens louent ou possèdent une résidence secondaire à Arcueil. A l'inverse de Sade, en revanche, Françoise Saugrain et son époux Pierre Prault incarnent les idées libérales de leur temps et, connaissant l'histoire de nos ancêtres arcueillais sous la Révolution, il est légitime de se demander si la proximité de Geneviève et Guillaume avec ce couple d'intellectuels n'est pas déjà le signe d'une adhésion aux idées nouvelles.
Pour l'heure, en ce milieu de XVIIIe siècle, même si une conscience politique a germé chez nos ancêtres franciliens, ils sont encore à mille lieux de penser au renversement de l'ordre établi.
En 1766, la fille cadette de Geneviève et Guillaume, Madeleine Gabrielle (1738 – 1788), épouse Jean-Baptiste Bétancourt, vigneron comme Guillaume et comme son propre père, André François Bétancourt, tous deux anciens marguilliers de la paroisse. André François Bétancourt est un vigneron plutôt aisé, qui a pu acheter une charge de « garde des plaisirs du roy en la capitainerie de la Varenne du Louvre », titre pompeux qui désigne plus simplement un garde-chasse du domaine royal (la Varenne du Louvre), la chasse étant l’un des principaux « plaisirs » du roi. Outre le caractère honorifique de cette charge, celle-ci permet à son titulaire d’être exempté du paiement de la taille.
Les deux familles sont déjà proches avant le mariage, car André François Bétancourt est aussi le parrain du fils de Geneviève et Guillaume : André François Beurier, né le 15 févier 1745.
En 1771, Françoise Beurier, notre ancêtre, épouse un vigneron originaire de Bourgogne, Pierre Sassey, qui reprend tant bien que mal une partie des terres familiales. De cette union naîtront notamment Pierre-Guillaume, né cette même année 1771, Geneviève Françoise, née en 1774 et Claude, né en 1778. Je reparle d’eux dans le chapitre qui suit.
Geneviève Lambert et Guillaume Beurier décèdent peu de temps après ce mariage, en 1776.
Malgré un marrainage prestigieux et une ascendance bourgeoise (cf. chapitre "Les laboureurs du Sud de Paris, entre richesse et tourmente"), notre ancêtre Françoise Beurier grandit dans un environnement rural appauvri, comme nous l’avons vu dans le chapitre consacré à Suzanne Le duc et Louis Maurice Lambert, ses grands-parents. La situation ira de mal en pis, creusant encore davantage le fossé entre le monde paysan et la grande aristocratie qui s’arc-boute sur ses privilèges.
La crise profonde que connaît la France, et qui s’accélère dans les années 1780, plonge finalement le monde paysan dans une misère qui entraîne l’effondrement de l’ordre social. Comme l’essentiel du peuple français, les Beurier, les Sassey et les Bétancourt fondent de grands espoirs dans le renouveau qui s’annonce en 1789. Deux membres de la famille cosignent d’ailleurs le cahier de doléances d’Arcueil : l’oncle Jean-Baptiste Bétancourt, époux de Madeleine Gabrielle Beurier, et Jacques Marie Binet, époux de Marie Gabrielle Beurier, une cousine germaine, fille de l’oncle André François Beurier.
En 1794, Marie Gabrielle met au monde un fils, que le couple baptise Thermidor, nouvelle preuve patente de l’adhésion de la famille aux idéaux de la Révolution. Ils divorcent finalement le 28 septembre 1800 sur demande de Marie Gabrielle pour "incompatibilité d'humeur", décision tout à fait moderne pour cette époque.
Les revendications des habitants d’Arcueil, portées par l’oncle Jean-Baptiste Bétancourt et par le cousin Jacques Marie Binet, sont approximativement celles de tout le peuple français et tournent largement autour du système fiscal, jugé injuste : fin des privilèges ; principe d’égalité devant l’impôt ; suppression de la dîme et des impôts frappant les plus pauvres ; vote de l’impôt par une assemblée nationale ; suppression des taxes sur les marchandises ; mise en place d’une fiscalité moderne fondée sur les propriétés et les personnes et frappant le luxe ; création d’un tribunal administratif gratuit pour juger des questions fiscales, etc.
Les doléances des habitants d’Arcueil portent aussi, évidemment, sur le système judiciaire : ils demandent une vraie justice de proximité et la suppression de la justice privée des seigneurs. Il est aussi question de l’uniformisation du système de poids et mesures, car à l’époque, chaque région pèse et mesure à sa façon, ce qui complique considérablement le commerce.
Enfin, les arcueillais profitent de l’occasion pour contester un projet local visant à amener l’eau de l’Yvette et de la Bièvre à Paris par la construction d’un canal, aux dépens des habitations, des cultures et des moulins. Ils dénoncent là « une spéculation de finance pour l’entrepreneur et ses actionnaires ». On ne peut que s’étonner de la modernité de ces doléances.
Peu de temps après, le roi n’ayant pas su reconnaître la légitimité des revendications populaires, la Révolution se durcit. Pierre Guillaume Sassey s’engage alors dans l’armée républicaine. Il prend les armes en 1791, lorsque 300 citoyens d’Arcueil réunis dans l’église Saint-Denys promettent de « verser leur sang pour la cause publique ». Sa sœur, Geneviève Françoise Sassey, notre ancêtre directe, épouse en 1798 un autre militaire servant dans l’armée du Rhin : Noël François Joseph Camousse, dont j'ai déjà beaucoup parlé.
Les deux beaux-frères grisés par les idéaux révolutionnaires combattent ensemble pour une même cause républicaine, mais nous verrons dans le chapitre suivant, qui est aussi le dernier, que la descendance de Pierre Guillaume semble conserver au siècle qui suit un engagement plus vif et plus radical que celle de Noël (son gendre participera à l'insurrection de 1848 et son petit-fils sera communard).
Le temps des guerres passé, il faut faire vivre femme et enfants. Noël, qui termine sa carrière au grade de lieutenant, touche une maigre pension d’officier subalterne invalide, insuffisante. Geneviève Françoise continue donc son travail de blanchisseuse, comme la plupart des femmes d’Arcueil et de Cachan. Quant à Pierre Guillaume, à l’instar de beaucoup d’autres arcueillais de sa génération, il convertit ses terres en carrières, profitant de l’aubaine du développement urbain de la capitale et de l’arrêt de l’exploitation des carrières de Paris intra-muros.
Ainsi s’achève un monde. Les anciennes régions ont disparu et avec elles leurs seigneuries et tout un système d’attribution de charges financières et judiciaires qui structurait le monde rural. Paris centralise désormais tous les pouvoirs et la ville se développe à grande vitesse. Pour nos ancêtres, l’heure n’est plus à l’exploitation des terres, mais à la construction de la capitale.
[1] Le château d’Arcueil est une bâtisse datant du XVIe siècle, devenue la maison des gardes du château des princes de Guise lorsque ces derniers acquirent le domaine et firent construire une plus importante demeure. Le château des Guise fut détruit en 1752 et ses dépendances vendues
[2] Maurice Lever / Donatien Alphonse François, Marquis de Sade, Fayard 1991
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