Restaurant Griffon, rue d'Antin
Des lionnes de la Belle Epoque
à la libération de Paris
Le Griffon se trouvait dans le quartier de l'Opéra, au 6 de la rue d'Antin. Fondé en 1912, il avait rapidement acquis une belle renommée grâce à son propriétaire, Eugène Griffon (1865 - 1925), qui s'était forgé une très solide expérience dans le milieu de la restauration parisienne en faisant ses armes dans certains des plus grands établissements : Foyot, Paillard et le café Voisin, l'un des lieux les plus élégants et les plus cotés du Paris de la Belle Epoque, dont il avait été le premier maître d'hôtel et le directeur.
Grâce à ses relations, Eugène Griffon avait fait de son restaurant un lieu fréquenté par le Tout-Paris, particulièrement prisé pour sa cave, qui était réputée pour être l'une des plus belles de la capitale. La photo qui suit, une commande de plus de 6 000 bouteilles passée en 1919, nous donne une idée de ce que devait être la réserve qu'il s'était constituée.

L'établissement était luxueux. On y entrait par une porte tambour qu'un groom activait au passage des clients. Le sol de l'entrée en mosaïque représentait un griffon héraldique, motif que l'on retrouvait sur la carte et sur le service en argent.

Le sol était en mosaïque dans tout l'établissement, mais il était recouvert d'une épaisse moquette en hiver.
Il y avait trois salles, chacune d'elle décorée de lustres en pierreries et de grands vases en porcelaine de Sèvres : une grande salle, une plus petite toute en marbre et une autre en longueur, que l’on appelait le wagon-restaurant. De petits poufs étaient disposés sous les pieds des clientes délicates.


La première guerre mondiale éclata moins de deux années après la fondation du restaurant. Eugène Griffon, qui n'était plus en âge de se battre, participa à sa façon à l'effort de guerre en faisant livrer régulièrement des vivres aux soldats sur le front.
Ce fut naturellement une période austère, mais le restaurant conserva une clientèle distinguée et il n'était pas rare d'y croiser encore certains hauts personnages accompagnés de leur maîtresse, ces élégantes que l'on appelait les lionnes. Ainsi, le prince Antoine d'Orléans, infant d'Espagne et duc de Galliera, petit-fils du roi Louis-Philippe par son père et du roi Ferdinand VII d'Espagne par sa mère, y venait régulièrement accompagné de sa maîtresse de l'époque qui s'appelait Andrée.
Le prince était alors séparé de son épouse et menait grand train à Paris. Il s'était lié d'amitié avec les propriétaires et vers la fin du mois de février 1918, madame Griffon, enceinte, lui dit : « Monseigneur, mon bébé viendra au monde le 13 juin, jour de la Saint-Antoine » ; il répondit : « si c’est un garçon, j’en serai le parrain ».
L'enfant vint bel et bien au monde le 13 juin 1918 dans la maison familiale du hameau Boileau. Sa mère pris son téléphone dans la matinée et appela le prince. Elle lui annonça : « Monseigneur, c’est un garçon, nous l’appellerons André Antoine ». C'est ainsi que, pour lui être agréable, on donna au benjamin de M. et Mme Griffon le prénom de la maîtresse du prince Antoine d'Orléans.
La guerre prit fin et le restaurant bénéficia de l'euphorie des années folles, confirmant sa renommée. Un guide des restaurants parisiens de 1924 le décrit dans ces termes : « Agréable maison, fréquentée par force beaux messieurs et belles dames. Mérite sa réputation ».
Eugène Griffon tenait son établissement d'une main de fer, mais il savait se montrer généreux avec son personnel et parfois avec sa clientèle. Un jour, un antiquaire de la place Vendôme venu dîner avec un ami, annonça au garçon à la fin du repas qu’il ne pouvait pas payer la note. Monsieur Griffon fut averti et vint demander une explication. Il vit que ses clients avaient commandé ce qu’il y avait de meilleur à la carte et leur dit alors approximativement : « messieurs, après un tel repas, vous ne pouvez repartir sans boire une coupe de champagne » … qu’il leur offrit. En remerciement, l’antiquaire revint quelques jours plus tard avec une gravure anglaise ancienne représentant un griffon (le chien).
Eugène Griffon décéda le 31 août 1925 dans sa résidence secondaire de Saint-Georges-de-Didonne, sur la côte atlantique. Il fut emporté par une embolie pulmonaire durant la nuit. Une annonce fut passée dans la rubrique nécrologique des journaux Le Temps, L'Intransigeant, Excelsior, Le Matin, Le Journal et Le Figaro. A partir de cette date, sa veuve géra seule le restaurant avec autorité et clairvoyance.
L'établissement continuait d'accueillir des personnalités en vue. Ainsi, Jacques et Violette de Sibour y dînèrent en septembre 1928 lors de la première escale de leur très médiatisé tour du monde en avion[1]. Dans ses souvenirs de voyage parus en 1930, la vicomtesse Violette de Sibour (une britannique d'origine américaine, fille de Harry Gordon Selfridge, propriétaire des magasins du même nom) raconte qu'avec son époux, ils retrouvèrent leur fils à Paris pour un dîner au Griffon, "un restaurant à la mode" écrit-elle.
Un an plus tard, les Sibour retourneront au restaurant et signeront la carte du jour avec une amusante dédicace de Violette : A un de nos futurs aviateurs, le jeune et sympathique Griffon (photos recto/verso ci-dessous).


Après 1929 et la crise boursière, les affaires furent moins florissantes. Pour relancer le restaurant, madame Griffon ouvrit des salons au premier étage. Le résultat fut à la hauteur de ses espérances.

Carton d'invitation à l'inauguration des salons le 22 décembre 1933
Elle ne lésina pas sur la communication, faisant notamment paraître des publicités dans les programmes des théâtres parisiens. On retrouve par exemple le nom du restaurant dans le programme du théâtre des nouveautés pour la saison 1934 - 1935, aux côtés de grands noms de la restauration.


Publicité dans le programme du théâtre des nouveautés
saison 1934 - 1935
A cette même période, quelques années seulement avant que n'éclate la deuxième guerre mondiale, un second restaurant fut ouvert au 27 de l'avenue Victor Hugo, tout près de l'arc de triomphe.


En face de l'établissement de la rue d'Antin, se trouvait le siège de la banque de Paris et des Pays-Bas (aujourd’hui BNP), l’hôtel de Mondragon, où Bonaparte avait épousé Joséphine le 9 mars 1796. Durant l'occupation, l’hôtel fut réquisitionné par les allemands, devenant le siège de l’association franco-allemande pour le développement de l’industrie chimique. Le Griffon fut alors fréquenté par les officiers allemands, qu'il fallut bien servir.
Cela n'empêcha pas madame Griffon de célébrer l'entrée en guerre de la Russie aux côtés de la France le 22 juin 1941 en offrant un repas "arrosé des meilleurs crus" au prince Vladimir Romanovsky-Krassinsky, alors recherché par la police allemande. "Vova" était le fils du grand-duc André de Russie, cousin germain du Tsar Nicolas II, et de son épouse, la célèbre ballerine Mathilde Kschessinska, qui relate cet épisode dans ses mémoires [2].
A la libération, madame Griffon, secondée par ses fils, chercha à maintenir son établissement à flot et le modernisa. Les murs furent décorés de fresques peintes par Mick Micheyl, alors jeune diplômée de l'école des Beaux-arts de Lyon, mais qui connaîtra la gloire dans un tout autre domaine, devenant à partir des années 1950 l'une des principales vedettes de la chanson française.
Femme d'affaires avisée, Marcelle Griffon devint membre de la toute jeune association des femmes chefs d'entreprises, créée en janvier 1945.

Le bar du restaurant à la fin des années 40
La réputation du restaurant n'avait pas pâti de la période allemande et l'on y croisait encore des célébrités telles que le très populaire Marcel Cerdan qui s'y rendit un jour de 1948 à son retour des Etats-Unis, alors qu’il venait d’être sacré champion du monde de boxe. Tous les clients du restaurant se levèrent pour l’applaudir.
Le 8 mars 1949, un repas fut donné dans les salons du premier étage par les Compagnons de la Belle Table, en présence du consul général de Suède Raoul Nordling, célèbre pour avoir sauvé Paris, cinq ans auparavant, d’une destruction planifiée par Hitler. Chaque menu était numéroté et illustré d'une gravure d'Albert Decaris, signée de sa main.


Menu du 8 mars 1949 servi au restaurant pour le 12e dîner des Compagnons de la Belle Table
en présence du consul général de Suède Raoul Nordling.
Cette même année 1949, un repas fut donné au restaurant en l'honneur du comte Sforza, ministre italien des affaires étrangères et figure de l'opposition au fascisme dans l'entre-deux guerres.

Le comte Sforza en plein discours lors d'une réception donnée au restaurant en 1949
A peu près à la même époque, un repas fut organisé dans les salons du premier étage par l'UNEG, l'Union Nationale des Evadés de Guerre (photo ci-dessous) dont étaient membres deux des fils de madame Griffon.

Malgré ces belles réceptions, les deux établissements ne résistèrent pas longtemps à l'après-guerre et il fermèrent leurs portes au début des années 50, environ quarante années après la fondation du restaurant de la rue d'Antin par Eugène Griffon.
[1] "Flying Gypsies" de Violette de Sibour, Putnam's Sons, 1930
[2] "Souvenirs de la Kschessinska" parus chez PLON en 1960
Créez votre propre site internet avec Webador